Chapitre 3.II

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  𝓚an s'ennuyait, ce qui était rare. Et il détestait s'ennuyer. Certainement parce que, lorsqu'il s'ennuyait, il se retrouvait à contempler l'espace qui l'entourait avec une curiosité qui pourrait passer parfois pour irrespectueuse, tout en se perdant dans des pensées noires.

  Enfin, à cet instant, il observait avec attention un vase et quelques fleurs, ce qui n'était pas passible d'irrespect, heureusement. Il savait tout de même se comporter en société. Ainsi, ses yeux détaillaient les jolis roses couleur de crépuscule – qui avait vu des jours meilleurs – mises en valeur par un vase en cristal bleu ciel. Il connaissait une personne qui aurait adoré dessiner cette nature morte.

  — N'est-ce pas magnifique ? demanda une voix derrière lui.

  Kan se tourna. Il se retrouva face à Fanie Bélier, la dirigeante, la mère de son ami Ynaseriam Criol. Malgré le ton de sa voix qui s'était voulu jovial, elle était exténuée. Elle avait fait une vaine tentative pour dissimuler ses cernes. Toutefois, l'état du pays laissait des traces, et elle semblait avoir vieilli de vingt ans en seulement dix.

  Elle qui était connue pour prendre toujours soin de son apparence, les froissements de sa tunique bleue, et ses mèches rousses s'échappant de sa coiffure montraient à quel point elle s'inquiétait de la guerre. Il y avait encore deux mois, elle était au Jowel en personne, à batailler pour tenter de récupérer la région. Ynaseriam le lui avait écris.

  — Le vase, pas les fleurs, précisa-t-elle face à son silence. J'ai dû l'acheter il y environ deux décennies, peu de temps après mon élection. On pourrait penser qu'il est passé de mode, ajouta-t-elle en rejoignant Kan, mais les vases sortant de l'entreprise de la grande Bena Iau d'Amrynen sont toujours au goût du jour. J'ai dû dépenser une fortune pour l'avoir, me semble-t-il, mais il en valait le coup.

  Cela, il voulait bien le croire. Il se souvenait du jour où Noal Vierge avait reçu son vase à elle (le sien était d'un magnifique vert-bleu), et qu'elle s'estimait heureuse d'avoir fait une bonne affaire en le négociant à seulement mille thenes. Kan lui-même en avait un chez-lui, où les Mordantes étaient représentées, caprice de son épouse.

  — Splendide, fut sa seule réponse à la remarque de la dirigeante.

  Il aurait dû se montrer plus sympathique. Toutefois, pour une raison inconnue, il n'avait pas le courage de se montrer agréable. Avec son attitude froide et distante, il ressemblait à cet instant au parfait petit vierge.

  La dirigeante lui jeta un coup d'œil en coin.

  — Vous êtes arrivé assez tard, hier soir, déclara-t-elle en changeant de sujet. Je n'ai pas eu le temps de vous demander comment allait votre chère mère.

  — Bien, je le suppose ; je ne l'ai pas vu depuis un moment, ma Dame.

  — Je le devine, vous avez d'autres préoccupations à l'esprit.

  Il se décida enfin à la regarder en face.

— En effet, comme bon nombre de personnes.

  — C'est vrai. Nous sommes tous préoccupés. J'ai cependant bon espoir pour que cela se termine bientôt.

  Kan haussa un sourcil. La dirigeante était bélier : avait-elle eu une vision de la fin de la guerre ? Cela pouvait être possible.

  — Que me voulez-vous, ma Dame ? finit-il par demander. Vous avez demandé à me voir, et me voici.

  — Vous me percez à jour, M. Orgel, répondit-elle avec un sourire tout en arrangeant distraitement le bouquet de roses. Vous n'êtes pas sans savoir que la situation du pays est au pire. Malheureusement, j'ai beau lui donner toute mon attention, je n'ai pas encore la capacité de me dédoubler, ni celle d'avoir des yeux partout – nous avons besoin de tout le soutien possible pour tenter de reprendre le Jowel.

  Tenter est bien le mot, songea Kan dans le même temps. Et c'était cela que le peuple reprochait à la dirigeante : le fait qu'elle était incapable de récupérer une des régions du pays. Cette incapacité, face aux arguments convainquants de Madame Draner, pêchait en la défaveur de Fanie Bélier. Si jamais Madame Draner se décidait de s'en prendre à une autre région – la logique voudrait que ce soit la Solyn, bien moins riche et protégée que la Lunae ou le Nulan –, elle trouverait sans mal des partisans parmi le petit peuple.

  Kan se demandait même si celui-ci ne serait pas prêt à donner sur un plateau leur région à Madame Draner. Et, si une nouvelle région était occupée, la dirigeante aurait comme seul choix d'abdiquer, et de céder l'Astriale à cette personne. Certes, la guerre se terminerait, mais Kan était certain que la tyrannie qui s'ensuivrait serait bien pire.

  Car il était persuadé que ce serait une tyrannie. À cet instant, cette Draner vendait du rêve aux Astrilais. Or, Kan se doutait qu'elle n'était pas une personne à céder le pouvoir, comme elle le prétendait.

  — Ainsi, je tente déjà de me diviser en deux entre la Lunae et le Jowel, poursuivit la dirigeante. Or, à ce que j'ai cru comprendre, vous remplacez bien souvent votre mère dans certaines de ses affaires – d'après ce que l'on m'a apprit, vous parlez même en son nom. J'ai totale confiance en Noal Vierge, sachez-le, M. Orgel, et même si vous ne partagez pas son sang, je vois cependant en vous plusieurs de ses traits, ainsi que sa loyauté. De plus, je ne peux vous cacher que certains des dossiers que j'ai reçus paraissent prouver ces observations.

  — Où voulez-vous en venir, ma Dame ? questionna-t-il.

  Ce n'était qu'une question pour relancer le dialogue, car il se doutait déjà l'issue de cette discussion.

  — Vous êtes Lanois, monsieur. Ce qui fait que vous gardez toujours un œil sur votre région. Mais je sais aussi que vous remplacez Noal lorsqu'elle est censée se rendre en Solyn – elle m'a déjà avoué qu'elle n'aimait pas cet endroit, et qu'elle se passerait volontiers d'y aller. Ce qui m'amène au fait : alors que je suis incapable de garder un œil sur la Solyn et le Nulan, vous, vous le pouvez, surtout avec ces... ressources que vous possédez.

  Autrement dit, grâce à ses informations qu'il récoltait à l'aide de ses relations.

  — J'en conclus que vous voulez que je vous informe de ce que je vois, est-ce exact, ma Dame ?

  — Tout à fait. Vous êtes intelligent, M. Orgel. Ynaseriam a confiance en vous, et j'ai confiance en les choix de mon fils. Je ne vous demande pas de devenir un Espion, non. Je vous demande uniquement de me faire un rapport lorsque vous vous trouverez en Solyn ou au Nulan, et de me l'adresser. Tout cela, sans changer vos projets initiaux, et en recevant des bénéfices, il en va de soit.

  Kan ne put réprimer un léger sourire, reconnaissant. Qu'elle reconnaisse l'efficacité de ses actions lui montrait qu'il ne faisait pas tout cela pour rien. Il s'était décidément entouré de femmes merveilleuses. Delfina, Téo, Isebell et même sa sœur biologique, Belle-Nehla.

  Il eut une pensée à son adresse.. Il y avait trois ans, elle avait quitté son travail auprès d'Alexym Gueniell, pour rejoindre un groupe secret – pas si secret que cela, pour Kan. Elle apprenait à maîtriser son talent avec d'autres personnes comme elle, dans l'espoir que leur aide donnerait l'avantage à l'Astriale sur le champ de bataille. Il n'avait plus beaucoup de nouvelles d'elle, mais il avait confiance. Et de toute façon, sa sœur aînée savait prendre soin d'elle, et n'avait pas besoin de lui.

  — Alors, quelle est votre réponse, M. Orgel ?

  — Je suis d'accord, ma Dame.
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Publié le 05/10/2024

L'Astriale - Les Masques de l'Eté T3 [EN COURS]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant