Le premier matin à Saint-Vincent arriva comme un rêve qu'on n'arrive pas à dissiper. Cley ouvrit les yeux en entendant un bruit de chariot dans le couloir. Pendant quelques secondes, ils ne se souvinrent pas où ils étaient. Le plafond blanc, la lumière trop claire, l'odeur métallique... puis tout revint d'un coup. L'hôpital, le choix qu'ils avaient fait. Ils prirent une grande inspiration, mais le poids dans leur poitrine ne disparut pas.
Le petit déjeuner avait été déposé à la porte. Un plateau en plastique contenant du pain, un bol de céréales trop molles, et une petite bouteille de lait. Ils prirent une bouchée sans faim, juste pour tromper le silence. Le tic-tac de l'horloge murale devint leur seule compagnie pendant quelques minutes.
Une infirmière frappa doucement à la porte avant d'entrer. "Bonjour Cley," dit-elle d'une voix douce mais professionnelle. Elle tenait un carnet dans une main et un stylo dans l'autre, comme si chaque mot de cet échange devait être consigné.
"Je suis Louise, l'infirmière de ce matin. Le Dr Rousseau vous attend pour un entretien dans une trentaine de minutes."
Cley hocha la tête, mais les mots semblaient se perdre dans l'air. Un entretien. Qu'allaient-ils dire ? Qu'y avait-il à dire que les médecins n'avaient pas déjà entendu cent fois ? Ils n'étaient qu'une personne de plus dans cette longue liste de patients, quelqu'un cherchant des réponses que personne ne semblait avoir.
Une fois que l'infirmière fut partie, Cley se leva et se regarda dans le petit miroir accroché au mur. Leur visage était pâle, plus encore sous la lumière artificielle. Ils passèrent une main dans leurs cheveux, essayant d'aplatir quelques mèches rebelles. Le reflet renvoyait une image familière mais étrangère. Chaque jour, il semblait y avoir une distance entre la personne qu'ils voyaient dans ce miroir et celle qu'ils ressentaient à l'intérieur.
Ils quittèrent la chambre et descendirent les couloirs. C'était un dédale, tout se ressemblait. Les autres patients déambulaient, certains accompagnés de soignants, d'autres seuls, comme eux. Cley sentit plusieurs regards s'attarder sur eux, non pas avec jugement, mais avec une curiosité silencieuse, presque détachée. Ici, chacun avait ses propres démons, et personne ne semblait vraiment s'occuper de ceux des autres.
Ils arrivèrent finalement devant une porte en bois où une plaque dorée indiquait "Dr Rousseau". Ils frappèrent doucement.
"Entrez."
Le bureau du Dr Rousseau était étonnamment chaleureux, un contraste frappant avec le reste de l'hôpital. Des étagères garnies de livres, un fauteuil en cuir usé, et une grande fenêtre qui laissait entrer une lumière douce. Le médecin, un homme dans la quarantaine, portait des lunettes rondes qui lui donnaient un air bienveillant. Il se leva pour serrer la main de Cley avant de les inviter à s'asseoir.
"Cley, c'est bien ça ?" demanda-t-il en s'asseyant.
"Oui."
"Alors, comment vous sentez-vous aujourd'hui ?"
La question flottait dans l'air, légère mais chargée de sens. Comment se sentaient-ils vraiment ? Était-ce de la peur, de la confusion, de l'épuisement ?
"Je ne sais pas," répondit Cley finalement. C'était la seule réponse honnête qu'ils pouvaient donner.
Le Dr Rousseau hocha la tête, comme s'il s'attendait à cette réponse. "C'est tout à fait normal. Vous venez d'arriver, et il vous faudra du temps pour vous acclimater à cet environnement. Ici, nous ne sommes pas pressés. Vous êtes ici pour prendre le temps dont vous avez besoin."
Cley acquiesça, mais leurs mains se crispaient sur les accoudoirs du fauteuil. Ils n'étaient pas certains que du temps soit ce qui leur manquait. Ce qu'ils voulaient, c'était des réponses, ou au moins des explications. Pourquoi se sentaient-ils comme ça ? Pourquoi ce vide, cette errance intérieure qui semblait s'épaissir de jour en jour ?
Le Dr Rousseau sortit un carnet et commença à écrire. "Je voudrais que nous parlions un peu de ce qui vous a amené ici. Vous savez que c'est un lieu de soin, mais pour que nous puissions vous aider, il nous faut comprendre votre histoire. Comment vous sentez-vous depuis quelques mois ? Qu'est-ce qui vous a poussé à prendre cette décision de venir ici ?"
Cley savait que cette question allait venir. Ils l'avaient préparée dans leur tête, mais maintenant qu'elle était posée, les mots ne venaient pas aussi facilement. Ils baissèrent les yeux vers leurs mains. Les souvenirs revenaient en vagues indistinctes : les crises de panique qui surgissaient sans prévenir, les moments où tout semblait devenir trop lourd, trop oppressant. La sensation de ne plus savoir qui ils étaient. Les jours où ils ne supportaient même plus le regard des autres, comme si tout le monde les voyait sans vraiment les comprendre.
"Je... Je ne sais pas," murmura Cley. "Je me sens... perdu. Depuis un moment. J'ai l'impression que je ne me reconnais plus. Que je ne sais plus qui je suis. Il y a des jours où tout va bien, mais d'autres où... c'est comme si tout s'effondrait à l'intérieur."
Le Dr Rousseau hocha la tête, continuant à écrire. "C'est très difficile de vivre avec cette incertitude. Cette sensation que les choses ne tiennent plus ensemble. Et c'est encore plus difficile quand on ne se sent pas en phase avec soi-même, n'est-ce pas ?"
Cley leva les yeux vers lui, surpris par la justesse de ses mots.
"Oui... exactement. Je n'ai jamais su où je me situais. Je me sens comme... comme si je naviguais entre deux mondes, mais que je n'appartiens à aucun."
"Le fait d'être non-binaire, ça fait partie de ce sentiment ?"
Cley cligna des yeux. C'était la première fois qu'on leur posait la question aussi directement. D'habitude, les gens évitaient le sujet, ou bien ils le réduisaient à quelque chose de superficiel, sans jamais chercher à comprendre ce que cela signifiait vraiment.
"Oui, je suppose. Mais ce n'est pas juste ça... c'est tout. Comme si rien ne correspondait. Comme si, peu importe ce que je fais, il y a toujours cette dissonance entre moi et le reste du monde."
Le Dr Rousseau posa son stylo et croisa les mains sur son bureau. "Ce que vous décrivez, Cley, c'est quelque chose que beaucoup de personnes ressentent, mais c'est encore plus intense pour ceux qui sont dans une phase de questionnement identitaire. La sensation d'être en décalage, d'être constamment tiraillé entre différentes versions de soi-même."
Cley hocha doucement la tête, reconnaissant cette lutte. Ils avaient passé des années à chercher une définition, une boîte dans laquelle se ranger, mais tout semblait étriqué, insuffisant. Ils se sentaient trop grand pour les étiquettes que le monde voulait leur coller.
"Vous n'avez pas à trouver toutes les réponses tout de suite," dit le Dr Rousseau avec une douceur qui surprit Cley. "Le but ici n'est pas de vous 'réparer', mais de vous donner un espace pour explorer ce qui se passe en vous, sans pression. Nous allons prendre ce chemin ensemble, et il n'y a pas de bonne ou de mauvaise façon de le faire."
Cley regarda par la fenêtre, vers l'arbre dans la cour. Le corbeau n'était plus là, mais ils se sentaient toujours observés, pas par le monde extérieur, mais par quelque chose de plus profond, comme une partie d'eux-mêmes qui attendait qu'ils tournent enfin leur regard vers elle.
"Merci," murmura-t-ils.
Pour la première fois depuis des mois, ils sentaient qu'il y avait peut-être un chemin, même si la destination restait encore floue.
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Dans les ombres de soi
General FictionDans les ombres de soi Une fiction bouleversante qui explore les méandres de l'identité et de la survie psychologique. Cley, une personne non-binaire, ne se retrouve jamais vraiment seul·e dans son propre corps. Les voix, les souvenirs et les fragme...