Chapitre 4 : Un jardin entre deux mondes

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Après la session de groupe, Cley erra à travers les couloirs de Saint-Vincent comme un fantôme sans but. Les mots des autres patients résonnaient encore dans leur esprit, tournant en boucle, se mêlant à leurs propres pensées. Chaque confession, chaque douleur partagée avait éveillé une partie de leur propre souffrance, mais aussi une étrange forme de réconfort. Ici, dans cette bulle de vulnérabilité, ils n'étaient plus les seuls à se sentir perdus. Pourtant, ce soulagement était furtif, fugace. La réalité de leur propre combat refaisait toujours surface, impitoyable.

Ils finirent par se retrouver à l'extérieur, dans un petit jardin clos, à l'arrière de l'hôpital. L'air frais caressa leur visage, et pendant un instant, ils purent respirer sans que le poids habituel n'écrase leur poitrine. Le jardin était simple, mais apaisant. Une allée de gravier serpentait entre des buissons et des arbres à la ramure encore dense, malgré l'automne qui approchait. Quelques patients étaient là, certains assis sur des bancs, d'autres marchant lentement, absorbés dans leurs pensées. Cley remarqua un coin du jardin où une fontaine abandonnée gargouillait encore faiblement, presque comme si elle chuchotait quelque secret oublié.

Ils s'assirent sur un banc près de la fontaine, contemplant l'eau qui se déversait lentement, créant un écho hypnotique. Le silence autour d'eux était ponctué par le gazouillement des oiseaux et le bruissement des feuilles sous la brise. Ce calme, bien qu'agréable, laissait la place à quelque chose d'autre : un malaise latent. Cley savait que rester immobile n'effacerait pas la douleur qui grondait en eux.

Un bruit de pas les tira de leurs pensées. Une silhouette fine approchait. C'était Samira, la jeune femme du groupe de parole, celle qui avait parlé de sa propre dérive intérieure. Elle semblait aussi perdue qu'eux, ses cheveux blonds décolorés tombant en mèches désordonnées autour de son visage.

"Salut," dit-elle timidement en s'asseyant à côté de Cley, sans attendre de réponse.

"Salut," répondit Cley, un peu surpris, mais reconnaissant pour la compagnie.

Ils restèrent un moment en silence, observant ensemble la fontaine. Cley appréciait cette présence discrète. Samira ne demandait rien, n'attendait pas de mots pour remplir le vide. Finalement, elle rompit le silence.

"Je viens souvent ici. C'est le seul endroit où je me sens... presque normale." Elle fronça les sourcils, comme si elle cherchait les bons mots. "Enfin, tu sais, moins écrasée."

Cley hocha la tête, comprenant parfaitement ce qu'elle voulait dire. Ici, loin des couloirs aseptisés et des chambres trop blanches, il y avait une sorte d'ancrage dans la réalité, même si elle semblait toujours glissante.

"Moi aussi, je me sens un peu mieux ici," murmura Cley. "Mais ça ne dure jamais longtemps."

Samira acquiesça. "Oui... c'est comme si, dès qu'on retourne à l'intérieur, tout revient. Les doutes, les angoisses, les... cauchemars."

Elle marqua une pause, jouant avec une mèche de ses cheveux, visiblement hésitante à aller plus loin. "Toi, tu arrives à dormir ?"

Cley soupira. "Pas vraiment. Je... je fais beaucoup de rêves, mais ils sont flous. Parfois, c'est comme si je n'étais même pas dans mon corps, juste une spectatrice."

Samira sourit tristement. "Je connais ça. Moi, c'est plutôt l'inverse. Quand je rêve, tout est trop réel. Parfois, je ne sais même plus si je dors ou si je suis éveillée."

Leurs regards se croisèrent brièvement, et pour la première fois depuis des semaines, Cley se sentit compris, même dans cette confusion partagée. Ils restèrent là, assis côte à côte, deux âmes en errance dans un monde qui ne leur faisait plus sens.

Après quelques minutes, Samira reprit la parole, presque à voix basse. "Tu penses que ça va vraiment aider, tout ça ? L'hôpital, les séances de groupe, les médicaments... tu crois que ça peut nous réparer ?"

Cley hésita avant de répondre, cherchant leurs mots. "Je ne sais pas si on peut vraiment être 'réparés'. Je veux dire... est-ce qu'on était cassés au départ ?"

Samira haussa les épaules. "Je me sens cassée. Comme si... je ne sais pas, comme si quelque chose en moi avait explosé et que je n'arrivais pas à remettre les morceaux ensemble."

Cley se tourna légèrement vers elle, les yeux plissés par la réflexion. "Je me demande si on doit vraiment remettre les morceaux ensemble. Peut-être qu'on peut juste... apprendre à vivre avec ce qu'il reste."

Samira resta silencieuse, absorbant ces mots, puis un petit sourire apparut sur ses lèvres. "Peut-être."

Un bruit attira leur attention. Un autre patient, un homme d'une trentaine d'années, s'approchait du banc, l'air inquiet. Il semblait chercher quelqu'un ou quelque chose, mais quand il croisa le regard de Cley et Samira, il détourna les yeux, comme s'il avait peur d'être vu. Il se hâta de disparaître derrière un buisson.

Cley le regarda partir, légèrement troublé. "Tu le connais ?" demanda-t-ils.

"Pas vraiment," répondit Samira. "Je l'ai vu dans le couloir quelques fois. Il ne parle pas beaucoup. Je crois qu'il est ici depuis longtemps."

"Ça se voit," murmura Cley, pensant à la manière dont l'homme semblait déjà presque faire partie du décor.

Après quelques instants, Samira se leva. "Je vais retourner à l'intérieur. Tu viens ?"

Cley regarda autour d'eux, absorbant une dernière fois la tranquillité du jardin avant de se lever à leur tour. Ensemble, ils quittèrent le refuge du jardin pour retourner dans les entrailles de l'hôpital. Pourtant, quelque chose avait changé. Ce bref moment partagé avec Samira avait allégé, ne serait-ce que pour un instant, le fardeau qu'ils portaient.

De retour dans leur chambre, Cley s'assit sur le lit et ouvrit leur carnet. Ils commencèrent à écrire, cette fois sans s'arrêter. Les mots coulaient, non pas comme un exutoire, mais comme une tentative de capture, d'ancrage de leur réalité. Ils écrivirent sur la fontaine, sur Samira, sur les visages croisés dans l'hôpital. Ils écrivirent sur le silence, sur les cauchemars, sur le vide intérieur qui semblait les suivre partout.

Mais cette fois, pour la première fois, ils laissèrent aussi une place à l'espoir. Pas un espoir flamboyant ou grandiose, mais un espoir minuscule, fragile, comme la lumière douce qui traversait la fenêtre de la chambre à ce moment-là.

Dans les ombres de soiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant