Chapitre XI : ET

688 44 133
                                    

Installé au fond du café de La Petite Galerie, caché sous les lourdes arcades de la rue de Rivoli, Jordan attendait Fanny.

À l'heure matinale du petit-déjeuner, l'air embaumait le beurre chaud et le sucre fondu, tandis qu'un soleil d'ambre glissait à travers le vitrage fumé, baignant la salle d'une chaleur couleur caramel. La lumière y flottait comme le souvenir d'un vieux film, aux teintes douces et un peu floues.

En cette mi-juin, la tiédeur enlaçait les beaux quartiers, gazouillant les marivaudages timides et volubiles d'une amante débutante, comme un éclat de jeunesse éphémère que seul un nouvel été pouvait offrir à ceux qui ne couraient pas vers un boulot les enfermant loin du jour, de métro en bureau.

À l'abri des regards indiscrets, le président du Rassemblement National, grand défenseur des valeurs françaises, savourait un petit-déjeuner cosmopolite : œufs brouillés aux légumes, toasts de saumon fumé, un café noir... et deux cigarettes, hommage à une tradition française qui, en fin de compte, s'autorisait bien des influences étrangères.

Peu à peu, en observant le monde à travers la vitre teintée, Jordan songea à l'impact de ces vieilles pierres et à cette théâtralité indolente qui pouvait habiter un lieu. Il pensa à Gabriel. Pas qu'il ne pensât pas déjà à lui constamment, mais il le fit comme soumis à une source personnelle de poésie tragique.

Gabriel aurait su quoi dire sur ce théâtre à ciel ouvert ; il avait cette aversion revendiquée pour les villes nouvelles et les banlieues naissantes, là où la misère est impudique et où aucun décor n'impose la moindre mégalomanie délicieuse.

La pudeur sophistiquée, c'est comprendre l'inconvenance de rester nu face à la tragédie sans se couvrir d'un collier de perles.

Le plaisir bourgeois, c'est de vivre les misères humaines et communes avec style.

« Le décor fait l'homme », avait un jour murmuré Gabriel, affichant cet air impérieux qui lui était si familier.

À cette pensée, Jordan se surprit à détailler le décor, comme pour le voir à travers les yeux de son ancien amant.

La haine se pêche dans l'amour, et il ne se sentait jamais plus enclin à haïr que lorsqu'il pensait à combien il avait aimé. Dans le confort d'un café au style Napoléon III, même les plus bas sentiments prenaient une dignité insoupçonnée.

Pour mieux haïr, il rêva d'une autre vie.

Dans ce même Paris, il aurait été un homme banal, et Gabriel... non, Gabriel n'aurait jamais été banal, mais il aurait eu l'exclusivité de son trésor.

Ils auraient quitté le café ensemble ; les arcades anciennes auraient jeté de la fraîcheur sur un amour qui ne serait pas avarié.

Ils auraient traversé la vaste place de la Concorde, les cœurs unis, portés par le souffle du printemps. Plus loin, ils auraient bifurqué vers la rue de Castiglione, et là, inévitablement, Gabriel se serait arrêté devant la colonne de bronze de la place Vendôme. Il lui aurait dit :

« Tu sais, si je n'avais pas été à toi, je crois que j'aurais pu faire de la politique ou du théâtre. »

Il lui aurait parlé de Napoléon Ier, de ses passions, de ses chagrins, de ses batailles, qu'ils auraient médités de loin.

Puis ils se seraient aventurés plus avant, remontant des ruelles bordées de vitrines, réinventant leur amour entre l'or et le cristal. Au détour d'un passage, leurs regards se seraient trouvés dans un sourire absurde, la bêtise d'être heureux.

Paris leur appartenait, ou peut-être lui appartenaient-ils, ce qui revenait au même. Ils appartenaient quelque part.

Enfin, ils seraient arrivés au jardin des Tuileries, un paradis aride de gravier qui aurait fleuri sous leurs pas. Gabriel l'aurait entraîné vers le musée de l'Orangerie, où ils se seraient penchés aux fenêtres des Nymphéas les plus joyeuses.

Vous avez atteint le dernier des chapitres publiés.

⏰ Dernière mise à jour : a day ago ⏰

Ajoutez cette histoire à votre Bibliothèque pour être informé des nouveaux chapitres !

TentationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant