La fin

3 0 0
                                    

Je suis encore à la gare du Midi. J'ai dû quitter la maison tôt ce matin, je n'ai pas eu le choix. Depuis plusieurs heures déjà j'attends. J'erre, avec ma valise, et je me dis que tout est là. Que ma vie entière tient dans quelques carreaux de carrelage. Des pulls, mes Dr Martens, mes crayons. Mon corps d'un mètre soixante-huit. Je pourrais sauter dans n'importe quel train, pour l'Allemagne, ou les Pays-Bas, et partir, tout recommencer ailleurs. Je prends conscience que les souffrances sont proportionnelles au temps passé quelque part, que l'attachement aux lieux, aux gens et aux souvenirs est indissociable de la peine. D'abord il y a la découverte et les rencontres. Une phase d'exaltation solitaire durant laquelle on ne s'attache à rien d'autre qu'à des pensées. Puis s'installent les habitudes, celles des rues et des trams. Celles des visages, des odeurs, des tics de paroles, celles des singularités de chacun, qui nous rendent uniques et semblables à la fois. Nous formons un tout homogène. C'est quand on se sent intégré dans ce tout qu'arrivent les déceptions, lorsque nos spécificités se confrontent et nous apparaissent comme des différences. On passe alors de l'état de solitude à celui d'isolement; et s'ensuit une rupture, symbolique ou physique, inexorable.

Je pourrais sauter dans n'importe quel train, pour l'Allemagne, ou les Pays-Bas, et tout recommencer. Et partir une nouvelle fois, quand les lieux me seront familiers, quand je recommencerai à aimer. Rompre avant que la douleur ne vienne me trouver. Rompre avant d'être dans l'incapacité de le faire.

Je pense à écrire. Je me suis souvent demandé comment débuter. On échauffe les muscles, on préchauffe les fours. Par quelle gymnastique d'esprit commence-t-on à écrire ? Une cigarette. Pour moi c'est ainsi que tout commence. Je m'assois sur un banc, dehors. J'ouvre mon sac à dos, presque toujours vide d'habitude, mais pas cette fois. Il y a mon foulard bleu coincé dans la fermeture éclair, mon chargeur de téléphone, une bouteille d'eau, et puis des tickets de carte bancaire, débris de mon séjour ici. Je n'ai plus d'argent. Je tâtonne le fond du sac. Elles sont toujours là, quelque part. Mes compagnes de solitude. Je sors le paquet, j'en pince une du bout des doigts et la pose entre mes lèvres. Je prends dans ma poche le Bic bleu que j'ai trouvé dans le parc de Laeken l'autre jour. J'allume et je tire. Je souffle par le nez des volutes blanches, qui tournoient autour de moi et lèchent ma carcasse vide. Sur le sol, des centaines de cadavres de temps : des filtres abricots qui gisent sur les pavés. J'en vois un qui fume encore, pousse un dernier souffle d'agonisant. Moi je tire de nouveau. Je vois la ligne rose courir sur le papier, lui faire un million de craquelures, et en une fraction de seconde, le réduire en cendres. Alors je me dis que c'est le temps lui-même qui meurt entre mes doigts.

Les lèvres me brûlent : c'est la fin.

LaboratoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant