Mémé

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Ses cheveux étaient si blancs et si fins qu'on aurait dit une sorte de mousse, comme celle du bain, ou plutôt une écume de mer, tremblant sous la caresse du vent, s'affaissant sous la bruine, comme le nuage de crème chantilly dans mon chocolat chaud, celui que maman prépare, avec les vermicelles colorés. Cachés derrières d'épaisses lunettes rondes, ses yeux atoll immobiles, qui ne me voyaient guère mais qui semblaient rire, bien que son visage affichait le plus grand des calmes, une placidité fragile que venait tantôt perturber une infirmière toquant à la porte, faisant violemment sursauter son petit corps de papier, son visage paisible un court instant déformé de frayeur. Parfois elle souriait, de toutes ses dents de plastique, quand je débarquais dans sa chambre, mon arrivée ponctuée d'un « c'est ma petite chérie ? ». S'en suivait un moment de silence durant lequel se tenaient nos quatre mains, les miennes, que le travail avait rendues rugueuses, abritant les siennes de presque cent ans, fines, fragiles, dont la peau tachetée par la vieillesse était douce et molle. En soi elle ressemblait aux grands-mères des téléfilms de Noël, ces mamies tricotant des pulls au coin du feu, excepté que celle-ci ne tricotait pas : elle écoutait Mozart, Bach, Dinu Lipatti, un air grave sur son visage pâle, accentuant la distinction qui émanait d'elle et qui m'avait d'abord intimidée. Très pieuse, elle se rendait à la messe tous les jours, au chapelet le jeudi, déjeunait avec les sœurs, discutait de Mary Stuart avec ses amies, et surtout elle m'écoutait lire.

C'est Claude, la benjamine de ses quatre enfants, qui m'avaient demandé de passer voir sa mère un weekend où elle devait s'absenter.

« C'est juste histoire qu'elle ne sente pas trop seule, m'avait-elle dit, elle a pris l'habitude qu'on vienne la voir tous les soirs et supporte mal la solitude. »

C'est ainsi que le samedi suivant je me rendais à Saint-Benoît, résidence privée pour personnes âgées, construite sur un ancien monastère. La maison de retraite portait nouvellement l'appellation d'« EHPAD », un joyeux acronyme, plus moderne, pour désigner ce tiroir dans lequel on range les vieilleries cassées ou abîmées, attendant qu'elles deviennent poussière pour en réaccueillir d'autres. Arrivée au portail d'entrée, penaude, je tapais sur les touches aux chiffres lumineux le code qu'on m'avait indiqué : 2512, comme Noël. La grille poussa un petit cri et me laissa entrer.

Devant moi s'offrait une allée fleurie, débouchant sur un vaste parking, surplombé par de grands arbres que je n'ai su nommer qu'après avoir rencontré Mémé. Car c'est ainsi que je l'appelais quand je parlais d'elle en son absence, ma Mémé, ma petite Mémé, ce surnom que je n'avais pu donner à personne d'autre auparavant résonnant avec douceur à mon oreille. Toutefois, on m'avait prévenu : ses propres petits-enfants l'appelaient Bonne Maman, comme la confiture, et la vouvoyaient, en signe de respect. C'est une histoire de classe sociale, m'avait expliqué Mémé, un jour où une question m'échappa à ce propos.

J'ai donc traversé le parking à l'ombre de ces fameux arbres, jusqu'à la porte d'entrée coulissante. Après avoir lancé un bonjour chantant, aussi enthousiaste que gêné, à l'égard de la dame de l'accueil et des quelques vieux sourds assis là, j'ai rejoint les escaliers, sous les regards étonnés de ces derniers dont je venais de bousculer l'après-midi tranquille. C'est à l'étage vert, ai-je songé, ne me souvenant plus si c'était le troisième ou le quatrième. Les murs du troisième étant bleu, je suis montée au quatrième, et une petite étiquette sur la première porte à gauche m'indiqua que j'étais arrivée à destination : Anne D. Après avoir inspiré profondément et m'être recoiffée avec les doigts, j'ai frappé à la porte. Mémé me dit d'entrer et je glissai timidement mon corps dans l'entrebâillement.

Elle était assise sagement sur son fauteuil, les mains sur les cuisses, et semblait m'attendre. Elle portait un cardigan bleu ciel et sa jupe n'était pas froissée. Son visage, qui lui, l'était, affichait un calme alcyonien que son regard bleu venait suppléer. Elle avait l'air d'une poupée de collection qu'on aurait soigneusement assise là, ce qui m'a immédiatement fait regretter d'être aussi ébouriffée.

Chaque fois que je quittais Saint-Benoît, je ressentais un certain apaisement, comme si Mémé m'avait transmise cette sérénité qui semblait la caractériser. Si j'entrais dans l'établissement en trublion, sur les nerfs, mèches rebelles et transpirante de ma course contre le retard, j'en ressortais comme rafraichie, ces visites nécessitant une attention particulière qui m'obligeait à me détendre. Je reprenais alors le bus du retour, pensive, comme envoutée par ce petit bout de femme, frêle de corps et agile d'esprit.

Je me souviens du premier livre que je lui ai lu, à l'ombre d'un parasol sensé nous protéger d'un soleil éreinté de fin d'après-midi. Il s'agissait de Paul Emile Victor, dont les aventures polaires faisaient ouvrir grand les yeux ébahis de la vieille dame, qui, subjuguée, n'en était plus une, ponctuant le texte d'onomatopées chaque fois qu'un danger survenait dans l'histoire. Nous n'étions alors que deux petites filles, partageant le désir de connaitre la suite, le dénouement de ces péripéties incroyables. Parfois, butant sur un mot, je me mettais à rougir, espérant que Mémé ne relèverait pas. Une fois, toutes deux fatiguées d'une heure de lecture durant laquelle je m'étais entêtée à prononcer « les quatre z'hommes », et Mémé à me reprendre, nous avions ri ensemble.

Claude revenue de weekend et sa mère satisfaite de ma lecture, nous avons convenu que je viendrai à Saint-Benoît tous les mardis, moyennant quinze euros de l'heure. Plus qu'un travail, on m'a offert une grand-mère, à laquelle je m'attacherais de semaine en semaine.

Le soir, avant de partir, une fois les rideaux tirés, les pantoufles rouges de Mémé enfilées, nous nous embrassions toujours plusieurs fois. Après m'avoir proposé de me prêter ses gants pour lutter contre le froid glacial de septembre, Mémé me remerciait pour ma lecture. Alors je la remerciais aussi, sans raison précise. Parce qu'elle était là, tout simplement. 

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