Deux cents huit. C'est le nombre de jeudis qui se sont écoulés depuis celui où tu es partie. Je t'ai regardée, paralysée, asphyxiée par la douleur que je sentais grandir à chaque pas que tu faisais pour t'éloigner. Tes yeux qui brillaient comme deux pierres célestine ne m'ont plus regardé. Aujourd'hui je sais que j'aurais dû crier ton nom.
Deux cents huit jeudis se sont écoulés sans la fraîcheur de ton rire, qui déferlait sur moi avec éclat et laissait sur ma peau et dans mon être son empreinte, comme les auréoles blanches des perles d'eau de mer séchées au soleil. Quatre ans sans que j'arrive à combler le vide que tu as créé. Comme une carence, une déficience. Un blanc, un creux, un fossé, un trou. Une faille, une césure, une brèche, un abîme. Un manque. Ton nom est désormais celui de mon néant intérieur.
Deux cents huit jeudis se sont écoulés. 1460 jours en tout, chacun marqué d'une pensée pour toi. Dans les rues, le soir, je crois discerner ta silhouette. Chaque corps est savamment étudié, discriminé, comparé au tien. Dans les supermarchés, je jure reconnaître au croisement d'un rayon ton pas pressant, ta démarche souple et assurée. Dans les bus, dans les trams, dans les cafés, je te cherche malgré moi, accompagnée de la pensée chimérique que tu me sourirais de nouveau. Mais tu n'es plus que mirage, illusion, hallucination. Un fantasme, une rêverie, un songe. Ton nom est désormais celui d'un fantôme.
Je t'écris à l'adresse de tes parents, comme quand on était adolescentes et qu'on s'envoyait des cartes postales, à la belle saison. Ensuite on se retrouvait, et dans une bruyante allégresse on comparait nos peaux brunies, avant d'aller grignoter un melon, qu'on rongeait jusqu'à l'écorce, pieds nus dans l'herbe du jardin. Nous étions des enfants et nos cœurs légers étaient encore immaculés. Pourtant l'amour, déjà, était né.
Aujourd'hui je sais que j'aurais dû crier ton nom. Te dire que c'est toi, depuis douze années, que ça a toujours été toi. Mais tu t'es dissoute, évanouie sous mes yeux, et je crois qu'il est trop tard. Face à ton éclipse je choisis l'écrit plutôt que les cris, avec un infime espoir que tu me lises, et que mes mots provoquent en toi vacarme et fracas.
Aujourd'hui je crie ton nom.