Les Moaï

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Je marchais depuis quelques heures sur la terre nue de la Peninsula Poike. Le sol autrefois recouvert de palmiers chiliens n'était désormais plus que rocailles, racines fossilisées et herbes sèches, qui me piquaient les chevilles à chacun de mes pas. Le vent sifflait à mes oreilles une perçante élégie qui me contraignait dans ma progression vers le sud. La violence de sa complainte entraînait la terre rouge vers l'océan, et le nuage de poussière me faisait plisser les yeux. Le Poike était le plus vieux volcan de l'île. Ou plus exactement, il était à l'origine de sa formation, il y a trois millions d'années, conséquemment à une colère qui le fit sortir des eaux. Son nom, m'avait-on informé, signifiait "endroit où la nuit se couche" car, situé à l'extrême Est, il était le premier à recevoir les rayons du soleil levant. Ma solitude était la plus totale. Je me situais dans une zone reculée d'une île située à environ quatre mille kilomètres de tout autre terre. Ma présence semblait contrarier les éléments, et l'espace d'un instant je songeai que peut-être le vent voulait balayer le sol de ma personne, et me faire aller, moi aussi, dans l'océan avec la terre rouge. C'est alors que je les vis : elles étaient quinze petites silhouettes, sur la plage en contrebas. Il me fallut encore quelques dizaines de minutes de marche pour les atteindre, mais ces minutes me parurent moins pénibles car je savais qu'enfin nous allions nous rencontrer. Me voilà sur le site d'Ahu Tongariki. Les quinze Moaï, dos à l'océan, m'attendaient. Je ne vis d'abord dans le soleil déclinant que des formes noires qui dominaient la côte. J'attendis un instant que mes yeux s'habituent à la lumière, et bientôt je pus distinguer leurs têtes massives et noires. Leurs visages, tous identiques, étaient longs et angulaires, du sommet ovoïde de leur petit crâne à leur mâchoire carrée et menaçante. Le menton plus grand que le front accentuait l'air mécontent qu'affichaient les lèvres pincées, sillon aux extrémités tombantes qui semblait vouloir dire "non". Au-dessus du nez droit et long, l'arcade sourcilière proéminente laissait dessiner une ombre noire inquiétante à l'emplacement des yeux. Parait-il qu'ils possédaient jadis des yeux de coraux blancs avec un iris en tuf volcanique rouge. Même absents, leurs yeux firent baisser les miens. 

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