Monochrome

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Autour d'elle que du bleu. Depuis plusieurs jours déjà. Devant elle s'apposaient deux rectangles de proportions similaires qui semblaient avoir été juxtaposés. On aurait toutefois pu supposer que la forme supérieure était plus grande mais que les deux se chevauchaient de sorte à paraître d'aire égale. Il semblait à la jeune fille qu'une ligne invisible, un fil de soie peut-être, les séparait, afin que leurs couleurs ne viennent pas se mélanger. Car la combinaison de leurs teintes changeait à mesure que le temps s'enfuyait : bleu fumée et bleu turquin, bleu de France et bleu smalt, azuré et barbeau, charrette et gris de lin ; et défilaient sous ses yeux contrastes de qualité et clair-obscur, et parfois, quand le soleil disparaissait sous le rectangle inférieur, un monochrome bleu acier. Cela faisait plusieurs jours que Guillemette n'avait pas posé le pied sur la terre ferme.

Recroquevillée au fond de sa barque, épuisée, elle s'imaginait chevaucher une bête ondulante et glisser lentement le long de son échine. Souvent elle l'entendait pousser des râles, la nuit encore davantage. Le jour sa peau d'écailles lustrée ressemblait à un vaste miroir que Guillemette caressait des yeux, ou parfois de la paume, quand la surface lui paraissait si lisse qu'elle ne pouvait contenir ce geste. La bête se tenait alors tranquille, apaisée par le soleil qui effleurait son corps luisant. Mais dès le crépuscule, elle hurlait, convulsait, et la jeune fille impuissante ne savait que faire pour la calmer. Alors elle subissait, au fond de la barque, la colère insatiable de l'animal, et attendait la venue du jour, terrifiée.

Le paysage n'était pas encore tout à fait un monochrome que l'agitation de la créature annonçait une nuit des plus tourmentées. C'est alors que Guillemette vit se dessiner, au centre de la ligne séparant les bleus, une masse plus sombre. Elle crut d'abord à un mirage, mais ses yeux fixés sur le large parvinrent à discerner, au bout de plusieurs dizaines de minutes, que la tâche s'épanouissait dans le bleu. A l'aube, le soleil timide finira par éclairer l'horizon, alors elle pourra voir la terre sur laquelle elle échouera. Le vent passait sa main dans ses cheveux platine, et elle se laissait bercer par la douce litanie qu'il lui chuchotait à l'oreille. Elle ferma les yeux, compatissante de la bête qui sous elle agonisait, et se recroquevilla davantage dans le fond de son bateau.

Ses paupières se rouvrirent à l'avant jour. Le bleu roi était séparé du bleu cobalt par un trait orange, et en son centre, comme coincée, il y avait la terre. Lorsque la jeune fille parvint à voir le sable à travers l'eau, elle sauta par-dessus bord et tira son bateau jusqu'à la berge. Son pantalon en toile collait à ses mollets lorsque ses pieds foulèrent le sable jaune.

Désormais plus aucun bruit ne venait perturber le tableau. Le vent ne chantait plus, la bête épuisée avait été domptée par le soleil, et dos à Guillemette s'apposaient désormais un bleu Saphir et un bleu céleste. Mais la fille n'avait plus d'yeux que pour une autre couleur. Devant elle se dressait une forêt, si dense et si opaque qu'on aurait pu la prendre pour un seul et même volume si elle n'avait été trahie par sa multitude de teintes, vert impérial, malachite, sinople, Véronèse. Hypnotisée, elle s'avança vers les arbres qui semblèrent lui ouvrir les bras. Sous ses pieds nus, le sable mouillé qui s'accrochait à sa peau et gardait, nostalgique, l'empreinte de ses pas, laissa place à un autre sable, sec et sans mémoire. Arrivée à la lisière de la forêt, elle hésita. Il lui était difficile d'imaginer l'ensemble des formes et des couleurs dont elle devait regorger, et prit peur. Elle décida que son voyage ne tarderait pas à toucher à sa fin. Elle pénétra toutefois dans l'immensité verte.

A perte de vue, de massives colonnes brunes formant un troupeau. On n'aurait pu dire si les branches se situaient en haut ou en bas tant les racines étaient elles aussi abondantes et arborescentes, rampant sur le sol. Les feuilles, danseuses de l'ombres, se trémoussaient au-dessus du vide. Parfois la branche échappait à l'une d'elle, et la petite étoile s'évanouissait au sol et se mêlait aux cadavres de milliers d'autres ballerines. Il lui semblait que c'était le temps lui-même qui chutait avec ces feuilles, et qu'on aurait pu renverser les arbres comme des sabliers. Elle continua son chemin avec précaution pour ne pas abîmer le tapis de végétaux qui pourtant craquaient gaiement à chacun de ses pas. Levant les yeux, elle constata que ce même feuillage, accrochés aux branches, tapissait le plafond de la forêt. « Cela n'a pas de sens » pensa Guillemette.

Elle songea alors que son esprit lui jouait des tours et décida que son voyage s'arrêterait ici. Elle imagina alors une dernière forme. Un rectangle blanc prit place devant elle. Guillemette s'avança, leva la jambe pour la passer par-dessus la traverse inférieure. Elle ferma les yeux, et passa sa seconde jambe.

Lorsqu'elle les rouvrit, elle constata qu'elle n'avait pas bougé. Sous ses pieds, le parquet lustré luisait sous la lumière artificielle de la salle. Il lui était difficile de savoir combien de temps avait duré sa contemplation. Aucun soleil ne venait effleurer sa peau ni aucun vent chanter à son oreille, lui indiquant à quel moment de la journée elle se trouvait, celui du soleil, ou bien celui du vent. A sa droite, dans un cadre blanc, une huile représentant ce qui apparaissait au premier regard comme un volume vert. S'étant approchée, Guillemette y avait remarqué une multitude de teintes, vert impérial, malachite, sinople, Véronèse, dans laquelle elle avait finalement perçue une forêt dense. Autour d'elle, quelques touristes s'improvisaient critiques d'art, d'autres poursuivaient leur chemin après un bref coup d'œil aux deux toiles qui se faisaient face. Guillemette se retourna alors, et, bien qu'elle l'eût déjà contemplé, fut happée par le tableau de gauche.

Devant elle, que du bleu. D'abord, elle vit un monochrome acier. Puis, elle vit s'apposer deux rectangles de proportions similaires qui semblaient avoir été juxtaposés. On aurait toutefois pu supposer que la forme supérieure était plus grande mais que les deux se chevauchaient de sorte à paraître d'aire égale. Il semblait qu'une ligne invisible, un fil de soie peut-être, les séparait, afin que leurs couleurs ne viennent pas se mélanger. Car la combinaison de leurs teintes semblait changer à mesure que les minutes passaient : bleu fumée et bleu turquin, bleu de France et bleu smalt, azuré et barbeau, charrette et gris de lin ; et défilaient sous ses yeux contrastes de qualité et clair-obscur.

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