2- Des étincelles de magie.

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J'ouvre les yeux dans ce décor que je connais.
Ma mère n'est pas venue me réveiller. C'est bon signe. Elle doit me croire encore fatiguée.

C'est épuisant de découvrir l'incendie de son appartement parisien de 23m2,  avec son petit ami à l'intérieur.

C'est épuisant de faire son deuil chez ses parents, à Nice, dans leur villa sur les hauteurs de la ville, entre la mer à admirer par la fenêtre et la verdure qui s'offre à l'arrière de la maison.

C'est épuisant de comprendre, tout à coup, pourquoi ma mère passait ses journées à me répéter, lorsque j'étais enfant :
_ Ne t'énerves pas. Maîtrise toi ! C'est intime de s'énerver. On peut tout régler par la parole gentiment et calmement.

C'est épuisant de réaliser qu'on avait passé sa vie à fuir les conflits parce qu'une jeune fille bien élevée ne perd jamais son sang froid.

C'est épuisant !

Le soleil niçois brûle le carrelage et j'enfile rapidement mes petits chaussons.

Ici, rien n'a changé. Les posters de Justin Bieber sont restés accrochés et mon classeur d'adolescente, décoré de fleurs est toujours bien rangé sur l'étagère.

Je sors de la chambre. Après un mois  de soins parentaux, je me sens en mesure de parler. D'autant que les pompiers n'y ont vu que du feu et l'on vient de recevoir les derniers papiers.

Charles a du s'endormir avec sa cigarette, pendant qu'il jouait ou regardait un film sur la console.

Ce matin-là, je suis donc prête à parler de tout ça. Mais  comment emmener le sujet ?
_ Eh maman ? À ton avis, tu crois que c'est normal que des flammes de l'enfer sortent de mes doigts quand j'suis énervée ?

Non. Décidément non! Ce n'est pas le bon discours.

Je me verse une tasse de café et j'attends patiemment que mes parents rentrent du marché. J'observe ce décor que je connais par coeur. 

La cuisine est immense, ce qui ne sait presque à rien puisqu'on a toujours été que trois dans cette famille. Elle est équipée de tout un tas d'appareils d'électroménagers datant des années 80, de couleur jaune criarde. Je déteste cette pièce. Elle ne vieillit pas. On dirait que le temps s'est arrêté ici. Beurk !

Mon père entre en trombes et surprit me lance :

_ Ah ! Enfin ! La belle au bois dormant se réveille.

Je souris. Mon père a toujours des réflexions tellement peu adaptées. 

J'ai les cheveux emmêlés, le maquillage dégoulinant d'une nuit passée à boire seule et je dois avoir une haleine de chameau : Pfff! La belle au bois dormant, mon cul !

Ma mère entre à son tour, elle pose les victuailles sur la table et embrasse mon père :

_ Va chercher l'eau dans la voiture, mon chéri !

Ce dernier quitte immédiatement la pièce. Il a toujours été si obéissant. Est-ce que ma mère aurait dû se méfier ? Est-ce que mon père avait lui aussi, une appli secrète dans son téléphone, pour rencontrer une hypothétique maîtresse ? Franchement, j'suis pas nette des fois... Soupçonner mon propre père ? 

_ T'as l'air pensive ce matin, Elie ? 

_ Sérieux, mam' ? Elie ? Arrête de m'appeler comme ça ! J'ai l'impression d'être un garçon prépubère! 

_ C'est joli pourtant...

J'attrape une banane sur la table et alors qu'elle va pour me réprimander, elle remarque mon vernis noir qui s'écaille.

_ Tu ne pourrais pas porter une autre couleur ? C'est d'une vulgarité sans nom, ce noir. Et en plus, il est tout écaillé... Je te prêterai un peu de...

_ Maman ! dis-je excédée de sa bienséance excessive.

Je quitte mes parents dans la cuisine pour me jeter sur le canapé, le portable entre les mains et les réseaux sociaux ouverts.

Voilà des jours que je traîne comme une ado attardée. J'ai pas envie de reprendre le taf. J'ai pas envie de payer ses putains de facture qui s'étaient entassées. Bordel ! Qu'on me laisse tranquille! 

Cette situation n'est pas de moi. Je ne sais pas pourquoi je suis comme ça. Depuis l'incident, mon caractère change. Je le sens. 

J'ai toujours respecté les règles. J'ai toujours fait ce qu'on attendait de moi. J'ai étudié. J'ai eu mon diplôme. J'ai dû travailler. Je n'ai refusé aucun emploi. J'ai fait la plonge et la serveuse. J'ai nettoyé le fast-food. J'ai gardé des enfants et des personnes âgées. J'ai fait le ménage. Tout y est passé pour entretenir l'appartement, régler l'eau, l'électricité, le loyer, les charges... J'ai bien droit à du repos, non ? 

Même dans ma vie perso, j'ai respecté les règles. J'ai appliqué consciencieusement les fameux :

_ Sois sage ! Ne répond pas ! Ne crie pas ! Tiens-toi droite ! Dictées par ma mère. 

C'est en quittant ma province que je m'étais un peu émancipée de tout ça. 

J'avais commencé par porter des jeans, un peu lâches, un peu délavés, parfois troués. Puis, j'avais glissé vers le port ostentatoire d'une pince à cheveux sur une chevelure sale et mal peignée. Enfin, en ultime pied de nez, je portais pour les besoins de mon boulot de livreuse des baskets et un vernis noir, pour me démarquer.

Ouai, j'avais gentiment transgressé les règles.

Gentiment ? Gentiment ? Franchement, Eleanore à qui vas-tu faire croire ça ? 

Etais-je réellement "gentille"? Le peu de cas que je faisais de la mort violente que j'avais infligé à Charles me disait le contraire. Je ne suis décidément pas gentille. Du tout !

Et mes mains me picotent à nouveau. Et mes doigts brûlent atrocement. Et mes ongles crachent de petites étincelles de magie !

SORCIÈRE !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant