12- L'eau à la bouche

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Alors que j'entends mon cœur cogner ma poitrine jusque dans mes oreilles, je fixe mon regard paré de rouge sur mes doigts. Les étincelles balbutient. La colère gronde en moi. 

Les lumières des machines m'agressent, je maudis le serveur qui a renversé les verres sur ma jupe, je hais tous ses gens qui dépensent l'argent qu'ils n'ont pas dans des jeux où ils seront forcément perdants et plus que tout, je hais cet endroit qui m'a tout pris et me prend encore tout. 

Ma tête est douloureuse. Mes yeux se fixent sur des numéros, des images et des signes. Je suis paniquée. Je suis en train de comprendre que les joueurs m'envahissent. Mes mains tremblent. Je suis inquiète parce que les émotions ne sont pas les miennes. J'essaie de me lever mais je n'y vois plus rien. 

J'entends des voix :

 
_ Oui! Oui! Vas-y bébé ! Vas-y ! Donne-moi un ananas! Donne-moi un ananas ! Je veux le ce gros jack pot ! Il est pour moi... Vas -y, tourne ma belle...
_ Il me reste 12,50€.  Si je rajoute 2,50€, je peux faire 5 parties à 3€ ou 3 parties à 5€... En considérant qu'en moyenne je gagne 3,90€ toutes les ...
_ Putain, il ne me reste que 50€ sur le budget... je peux me refaire. Eric sera content si je reviens avec 2 fois l'argent du loyer .
_ J'ai déjà tenté la dernière fois de ...
_ Quelle connasse, cette serveuse! Je suis sûr que si j'étais plein aux as, elle viendrait se frotter à moi comme une ...


Mon crâne brûle, j'ai envie de hurler et je pose mes mains sur mes tempes. Et là, un gros lot tombe.
La joie et la jalousie envahissent mon corps. Je sursaute et comme une allumette qu'on craque au sol dont je suis le bûcher: je prends immédiatement feu.


Tout ça doit impérativement s'arrêter.
Des cris se font entendre. Trop hypnotisés par leurs maudits jeux, personne ne bouge.  Mes bras enflammés se tendent vers moi et je lance des jets de incandescents. Les rideaux, le mobilier et les câbles électriques s'enflamment. 

Les employés poussent les clients vers la sortie. Je sens leur peur, elle m'affole et m'excite. Leurs pensées m'obsèdent, me dépassent et m'affligent. Les machines à sous fondent. Les joueurs sont immobiles, hébétés devant ce spectacle.
J'entends leurs voix, leurs souhaits. Peu ont peur, peu décampent : ils restent là, fascinés par le spectacle des flammes envahissant la salle et dévastant tout du sol au plafond. 

C'est alors que la folie s'empare de moi. Je crache un feu ardent et concentré dans toute la salle. Les corps n'ont pas le temps de brûler qu'ils sont réduits en charbon en un instant. L'odeur   du matériel et celle de la chaire humaine brûlant se mélangent et m'enivrent. Plus personne n'est apte à penser. Je n'entends que la souffrance et les supplications. Le voile rouge devant mes yeux tremble et je commence à comprendre que je dois arrêter ce massacre. Je dois tout réduire en cendre avant de sortir d'ici.
Le règle étant que le feu continue d'avancer tant qu'il y a de l'oxygène: je me décide à agir.


Je traverse la salle, mes chaussures fondent comme un fromage industriel au micro-onde. Je traîne des fils de plastiques et de tissus sur le sol. J'évite les monticules de plastique et de métaux qu'étaient autrefois les machines à sous. Je repousse du pied les membres détachés carbonisés , quelques têtes déformées par la douleur roulent sur les gravats brûlants. En trois jets de flammes je condamne les sorties et réduis en bouillie le système informatique et notamment les caméras de vidéosurveillance.

 
Je suis sur le point de sortir quand la peur m'assaille. Je ne peux plus respirer tellement je pleure, la chaleur m'accable, la fumée noire enserre ma gorge et je sais que quelqu'un d'autre est là.
Je commence à entendre les sirènes des pompiers. Je n'ai que quelques secondes pour choisir. 
Je rebrousse chemin. Je cherche dans la pièce mangée par les flammes et je trouve derrière le bar déformé par la chaleur, une jeune femme repliée sur elle-même, tremblante de peur.
Je lui ordonne de partir mais dans ses yeux, je me vois. Elle panique. La terreur de me voir, debout, rongée par le feu de la tête au pied, pouvant parler, pouvant marcher, sans une once de douleur lui fit penser:
_ Qu'est-ce que c'est que ce monstre ?
Je suis atterrée. La colère de me voir rejeter, alors même que je lui propose de la sauver, étreint mes membres. Les camions de pompiers sont devant le Casino. Je les entends hurler leurs ordres. Je réitère ma demande à la rescapée. Elle ne bouge pas, pétrifiée d'angoisse par ce spectacle que je lui offre et dont elle ne comprend rien. Excédée, je la condamne.  Elle ne veut pas vivre ? Qu'à cela ne tienne : je tends la main et enflamme son corps menu et recroquevillé. 


_ Tant pis! Elle l'aura bien cherché ... 

Ce n'était pas faute de lui avoir donner une autre solution.
Les portes s'ouvrent, les lueurs pénètrent dans la pénombre et la fumée s'échappent en volute noire effrayante comme des ombres torturées.
Aussitôt, je me tourne et cours vers la sortie de secours, que je claque sur mon passage.

L'extérieur est glacé, la promenade des Anglais est blindée d'hommes en uniforme. J'ai du mettre une pagaille sans nom dans ma ville. Les niçois se réveilleront avec un sacré titre dans la presse locale. Une main blanche et douce se pose sur mon épaule :

_ Ce bucher m'a donné l'eau à la bouche... 

SORCIÈRE !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant