Les jours se confondaient de plus en plus, perdus dans une brume de besoin et de survie. Mon corps était un poids que je traînais, mon esprit une prison dans laquelle je me cachais. J'étais passé d'un client régulier à une figure familière dans cette ruelle. Les dealers connaissaient mon nom maintenant, ou au moins la version déformée qu'ils utilisaient pour m'interpeller.
— Hé, Aaron, encore là, hein ? disait Jamil, un des leurs, à chaque fois que je me présentais.
Il y avait une routine dans tout ça, une fausse normalité. Les échanges rapides, les regards discrets, et cette montée d'adrénaline chaque fois que je retournais à mon matelas, prêt à m'échapper, ne serait-ce qu'un instant. Mais l'argent s'était fait rare, et avec lui, ma capacité à acheter ma dose quotidienne. À force, mes excuses avaient cessé de fonctionner. Alors, un soir, ils m'ont fait une proposition.
— Écoute, t'as plus de fric, et nous, on n'est pas une œuvre de charité, avait dit Jamil, sa voix lourde de sous-entendus. Mais si t'es prêt à bosser un peu, on pourrait s'arranger.
J'ai haussé les sourcils, incertain.
— Bosser ?
Il a souri, révélant une rangée de dents jaunies.
— Distribuer. Prendre le relais sur quelques points. Rien de compliqué. T'es là tout le temps de toute façon, alors pourquoi pas te rendre utile ?
Une partie de moi savait que c'était une mauvaise idée, mais cette partie n'avait plus de pouvoir sur moi. J'avais trop faim, trop froid, et le besoin me rongeait. Alors j'ai dit oui. Je n'ai même pas hésité.
Le lendemain, ils m'ont initié à "la routine". Jamil m'a montré comment cacher les sachets dans mes vêtements, comment rester calme face aux clients et, surtout, comment reconnaître un flic.
— Tu vois ce type-là ? demanda-t-il en désignant un homme qui traînait de l'autre côté de la rue. Le regard trop fixe, les vêtements trop propres ? Flic. Si tu le vois approcher, t'abandonnes tout et tu disparais. Compris ?
J'ai hoché la tête. Ça semblait simple, presque banal. Mais la première fois que j'ai dû faire une livraison, mes mains tremblaient tellement que j'ai failli faire tomber le sachet.
— Détends -toi, Aaron, avait dit le client, un type nerveux avec un sweat à capuche. T'as l'air d'un gosse.
Je ne lui ai pas répondu. Je lui ai tendu son sachet, pris l'argent et je suis parti. Le monde autour de moi semblait s'être rétréci à ces gestes mécaniques : prendre, donner, encaisser. C'était comme une partition répétée encore et encore, sans aucune musique.
Avec le temps, j'ai appris les codes. J'ai appris à reconnaître les habitués, à sentir ceux qui voulaient tricher. J'ai appris à parler leur langue, une combinaison de mots murmurés et de gestes subtils. J'ai aussi appris que les règles étaient simples : tu respectes le groupe, tu fais ton boulot, et tu ne poses pas de questions.
Le groupe m'avait accepté, en quelque sorte. Pas comme un égal, mais comme un outil. Une pièce de leur puzzle. Et ça me convenait. Parce qu'à mesure que je m'enfonçais dans ce monde, je perdais ce qu'il me restait de conscience. J'étais juste une extension de leur réseau, une ombre parmi les ombres.
Un soir, après une journée de livraisons, Jamil m'a donné ma récompense : une dose, plus forte que d'habitude.
— Bon boulot, Aaron, avait-il dit. T'es pas si inutile, finalement.
Je n'ai pas répondu. J'ai pris ce qu'il m'a donné, et je me suis effondré dans mon sous-sol habituel. La sensation était différente cette fois-là, plus intense. Le vide était complet, presque satisfaisant. Mais au fond de ce silence, une petite voix murmurait encore. Une voix que j'ignorais de plus en plus facilement.
Les semaines suivantes, tout s'est accéléré. J'ai commencé à gagner leur confiance. On m'a confié des tâches plus importantes, des clients plus exigeants. Chaque transaction me rendait plus insensible, plus détaché. Et chaque dose que je prenais après une longue journée me faisait oublier un peu plus qui j'étais.
Mais ce monde a aussi son coût. J'ai vu des choses que je ne pourrai jamais effacer de ma mémoire : des clients qui perdaient le contrôle, des disputes qui dégénéraient, et un soir, un type qu'on a laissé étendu dans une ruelle parce qu'il avait tenté de voler dans la caisse.
— C'est comme ça que ça marche, m'a dit Jamil quand il a vu mon regard. Si t'es pas prêt à jouer selon les règles, tu dégages.
J'ai hoché la tête, mais à l'intérieur, quelque chose s'est fissuré.
Je savais que j'étais en train de devenir comme eux. Pas seulement un dealer, mais un rouage dans une machine qui détruisait tout ce qu'elle touchait. Et pourtant, je continuais. Parce que la peur d'arrêter, la peur d'affronter le vide, était plus forte que tout.
Chaque soir, je m'assis sur ce matelas pourri, la toile d'Owen roulée à côté de moi, comme un souvenir d'une vie qui semblait appartenir à quelqu'un d'autre. Je la regardais parfois, mais elle ne me parlait plus. Elle était juste là, silencieuse, comme un témoin de ma descente.
J'avais troqué ma douleur contre un rôle dans un monde qui me consommait lentement. Et plus je m'enfonçais, plus il devenait clair que ce rôle allait me détruire, tôt ou tard. Mais pour l'instant, je continuais à marcher dans les rues, à distribuer ce poison, à m'accrocher à cette illusion de contrôle. Parce qu'arrêter signifiait regarder en face ce que j'étais devenu. Et ça, je n'étais pas encore prêt à le faire. Les jours se ressemblent tellement que j'ai fini par perdre le compte. Dans ce monde, il n'y a pas de calendrier, pas d'horloge. Juste des rendez-vous, des sachets échangés contre des billets, et des visages flous que je croise dans la pénombre. Je vis au rythme des appels, des attentes dans le froid et des silences qui s'étirent. Chaque journée s'écoule sans début ni fin, comme un rêve brumeux qui refuse de se dissiper.
Ce soir, je m'installe sur un banc en béton, près d'une station de métro abandonnée. La lumière des néons clignotants se reflète sur les flaques d'eau sale, donnant à la rue un aspect irréel. La ville vit autour de moi, bruyante et indifférente, mais je suis invisible. Personne ne me regarde. Personne ne me voit vraiment. C'est peut-être mieux comme ça.
Je fais glisser le sachet dans ma poche, vérifiant qu'il est toujours là. Ce petit morceau de plastique est devenu mon talisman, ma sécurité. Il y a encore quelques mois, je n'aurais jamais imaginé que ma vie tournerait autour de ça. Maintenant, c'est tout ce qui compte.
Un client arrive. Un jeune, à peine plus âgé que moi, qui tremble autant à cause du froid que de l'anticipation. Il s'approche, les yeux baissés, et murmure presque :
— T'as ce qu'il me faut ?
Je hoche la tête, échangeant le sachet contre l'argent qu'il tend avec des mains fébriles. Pas un mot de plus. Il repart aussitôt, disparaissant dans les ombres. Je le regarde s'éloigner et je me demande combien de temps il tiendra. Pas longtemps, probablement. Mais ce n'est pas mon problème. Pas ici. Pas maintenant.
Quand je rentre dans ma planque, l'air est glacé, mais je ne le sens presque plus. Le matelas est toujours là, au même endroit, entouré de déchets que je n'ai pas la force de ramasser. Je m'assois, dos contre le mur, et allume une cigarette trouvée au fond d'une poche. La fumée emplit l'espace, couvrant l'odeur de moisissure et de désespoir. Je ferme les yeux, tentant de savourer ce bref instant de calme. Mais il est creux. Tout est creux.
Je replonge. Une autre dose. Juste pour ce soir. Juste pour tenir.
Plus tard, alors que la nuit est bien avancée, j'entends des bruits de pas dans la ruelle. Jamil passe avec ses gars, riant et parlant fort. Ils ne me remarquent pas, ou font semblant de ne pas me voir. Je me suis éloigné d'eux, sans que ça paraisse. Ils savent que je fais toujours partie du réseau, mais plus vraiment de leur cercle. Trop de nuits passées seul, trop de secrets, trop de silence. Je ne suis plus qu'un rouage parmi d'autres.
Les pas s'éloignent, et je reste là, figé dans l'ombre. Un autre jour s'achève, et je sais déjà que demain sera identique. Une autre livraison, une autre transaction, une autre dose pour étouffer le bruit dans ma tête.
Je ne vis plus. Je survie. Comme un fantôme, prisonnier d'une boucle dont je ne sais pas comment sortir — et peut-être que je ne veux pas vraiment.