Many Love - Saison 1

En retard

Jude

Dès l'instant où la blonde esquisse un sourire satisfait, je sais que la transaction est bouclée. Elle tend son stylo vers moi avec une fierté mal dissimulée. L'objet noir et brillant entre ses doigts est symbolique de ce moment. Je le prends mais je n'ai même pas la force de prendre mon temps pour lire une nouvelle fois le contrat. C'est une formalité. J'ai bien compris l'essentiel et je n'ai aucune intention de discuter davantage. C'est juste un bout de papier. Un pas de plus. Une signature qui m'engage un peu plus dans ce monde de célébrité et de business. Je signe sous le regard amusé de Jerry. Ses yeux brillent d'une lueur que je sais parfaitement lire. Il est satisfait que je suive les règles du jeu. Peut-être se moque-t-il intérieurement de la situation, de cette mécanique qui se met en place autour de moi.

La blonde se penche alors légèrement en avant, le sourire toujours accroché à ses lèvres refaites. D'une voix suave et délibérément calculée, elle reprend la parole :

- Si vous voulez bien, nous allons prendre quelques photos, pour voir les différents points de vue sur votre silhouette et votre visage.

C'est une extension du processus. Une nouvelle étape. Une nouvelle manière de m'intégrer dans ce système où chaque mouvement, chaque détail compte. Je suis censé être une image. Une vitrine. Un produit qui doit être ajusté à la perfection. Mes traits, ma posture, mon allure. Tout va être scruté sous l'objectif. C'est ironique, quand on y pense. Tout ce que je suis, toute cette simplicité que je défends en dehors de ce monde, va être transformé ici en une figure, un style, une icône. C'est le travail des photographes. Je suis un puzzle en devenir et chaque photo, chaque clic est une tentative de me placer à un endroit bien précis dans ce schéma.

Je regarde la grosse horloge ultra-design qui trône sur le mur en face de moi. 14h26. L'heure tourne, inexorable et je n'ai pas la liberté de partir, pas encore. C'est maintenant que je dois faire bonne figure. Ne pas paraître en dehors du moule. La scène se met en place avec précision. Je hoche la tête en signe d'approbation. Parce qu'il n'y a pas d'autre choix. Parce que je sais qu'ici, ce n'est pas mon avis qui compte.

À ce moment-là, un bruit sourd se fait entendre. Un homme entre dans la pièce. Il est grand et fin. Sa silhouette se découpe comme un modèle vivant. Je devine immédiatement qu'il a une maîtrise parfaite de son corps et de ses gestes. Autour de son cou, un appareil photo gros comme un canon de guerre pendouille. Il est suspendu à son cou par une lanière aussi fine que lui. Il s'avance d'un pas tranquille mais déterminé. C'est l'homme qui va capter ce que je dois incarner. Celui qui va réussir à extraire de moi ce qui doit devenir l'image, celle que YCL veut.

Il s'arrête juste devant nous et nous salue d'un ton calme mais direct. 

- Bonjour messieurs. Aaron Brachial. Mon chéri, si tu veux bien me suivre.

Je fronce légèrement les sourcils quand j'entends son ton presque intime. Je ne l'ai jamais autorisé à me tutoyer de cette manière. Ce genre de familiarité forcée me donne des envies de réplique acide. Mais, je me retiens. Je sens l'attention de trois paires d'yeux braquées sur moi. Je sais qu'une simple pique mal placée pourrait gâcher l'équilibre fragile qu'ils semblent attendre de ma part. Je me tais, conscient que ce n'est pas le moment d'agir sur un coup de tête. Pas ici. Pas avec ces gens-là. À l'intérieur, c'est une autre histoire, mais dehors, tout est sous contrôle. Je le suis donc sans un mot.

Nous nous déplaçons dans un coin un peu plus discret de la pièce. Un coin qui me met mal à l'aise. Les murs sont nus, trop propres, trop blancs. Mais je ne dis rien. Je me contente de suivre.

Il me regarde un instant, scrute ma posture avec une sorte d'insistance qui me dérange. Puis, il continue de s'adresser à moi comme s'il me connaissait depuis des années. À la limite du respect. Il lâche un :