Le Tombeau des Géants - 1 - La changeline et l'androloup

La table des prophéties

Le barde Myrdhin mastiquait un morceau de réglisse dont il recrachait les résidus mâchouillés à ses pieds.

— Fiente ! grogna-t-il après avoir aspergé ses sandales. Il fait un froid à briser un dolmen. Je me demande ce que je fais encore ici, à poireauter comme une courge.

Assis sur un tronc d'arbre renversé, il guettait les dernières lueurs du jour, attendant que le rayon vert effleure l'entablement de granit et lui révèle la première des prophéties, celle qu'aucun homme n'avait jamais pu entrevoir. La légende disait qu'une fois l'an, le soleil de Samain dardait ses rayons à travers les pierres du bosquet sacré et permettait au sage de partager la vision des mythiques Semnotes, druides des premiers âges.

La « Table », vaste mégalithe haut comme deux hommes, avait été érigée au milieu de la clairière du sanctuaire, au sommet d'une butte exposée aux vents. Gravée de runes et de fines bandes de caractères burinés, parfois noyées dans le lichen, elle constituait l'unique ensemble de connaissances écrites que partageait le monde celte d'Armorique. Ici, mages, druides, sorciers et prêtres de religions désormais éteintes avaient légué une trace fugace de leur vision du monde. Certains druides de Bretagne affirmaient que le monument renfermait un message crypté, source d'une immense sagesse. Jusqu'à ce jour, personne ne l'avait encore arraché aux mystères de la Table, mais Myrdhin comptait bien être celui qui révélerait les secrets insondables dissimulés au cœur du roc.

Comme nombre d'autres avant lui, il avait parcouru fébrilement les trois colonnes gravées qui soutenaient le tablier de pierre pour déchiffrer les idéogrammes. Cependant, rien ne correspondait à la fabuleuse prophétie des Semnotes. Il devait donc s'en remettre à la tradition orale, dont les récits commandaient d'attendre le dernier rayon de lumière de la veille de Samain. Heureusement, en ce début de saison sombre, l'astre tombait rapidement derrière l'horizon et l'attente ne durait jamais longtemps. C'était aussi un inconvénient, car cela laissait peu de temps pour faire preuve de perspicacité.

Un vent frais agita les frondaisons et distilla des éclats orangés à travers le bosquet. Myrdhin s'estimait heureux que les nuages n'aient pas couvert le ciel comme les deux années précédentes. Il lança son bâtonnet de réglisse par-dessus son épaule et sauta au bas de la souche renversée, stigmate de la dernière tempête d'hiver. Le moment approchait. Tandis qu'il contournait la structure granitique, il aperçut plusieurs silhouettes filant entre les colonnes au milieu d'une cascade de gloussements. Elles s'arrêtèrent près d'un des pieds de la Table et s'esclaffèrent en montrant du doigt une inscription. Intrigué, le barde avança furtivement dans leur dos. À la couleur et au style de leurs robes, il devait s'agir d'apprentis magiciens en maraude. Parmi eux se trouvait un garçon de petite taille dont la voix cassée laissait peu de doute sur son âge.

— Éon, criait-il, donne le burin, que j'ajoute un détail croustillant !

— Le mieux est l'ennemi du bien, Cat, répliqua un des lascars.

Les apprentis du vieux mage fou de Trolly-Breuil, songea Myrdhin. Agacé, il jaillit et plongea vers le groupe. Un des adolescents, demeuré en arrière, donna l'alerte.

— Denez ! Morwan ! Gaffe derrière !

Les compères continuaient de se taper sur les cuisses en se penchant sur une ligne gravée maladroitement entre deux bas-reliefs antiques.

Myrdhin les cueillit chacun par une oreille et, négligeant leurs cris indignés, extirpa les deux gaillards du sanctuaire. Une silhouette furieuse se jeta sur lui, l'obligeant à lâcher une de ses prises. D'une poigne de bûcheron, il attrapa l'impudent par le cou et le secoua comme un prunier. Les autres s'égaillèrent comme une volée d'étourneaux.

— Qu'est-ce que c'est que ces cuistres qui viennent troubler ma quête de la prophétie originelle ? gronda-t-il en faisant pivoter les adolescents vers lui.