Une danse avec le loup

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Paolig avait franchi sa barrière mentale comme s'il avait traversé un rideau. Gagnée par la panique, Dérycée tenta vainement de le repousser.

— Lâchez-moi.

Le visage de l'homme se ferma.

— Vous ne savez pas ce que vous voulez.

— Si ! Je veux que vous me laissiez respirer !

Il la libéra. Ce fut comme une longue chute dans le néant. Les étoiles tournoyèrent, l'ombre d'un merlon l'enveloppa, le froid de la pierre lui mordit le crâne. Étourdie, elle vit la silhouette de Paolig se détacher sur le ciel au-dessus d'elle, se pencher vers son visage, lui saisir la mâchoire avant d'enfoncer sa langue dans sa bouche. Elle suffoqua, se débattit et réussit à le refouler.

— Garce ! Tu es plus farouche que ta mère !

La réponse de la jeune fille jaillit d'un revers de la main. La gifle claqua, plus symbolique que dangereuse. D'un geste, elle s'essuya les lèvres.

— Quand il apprendra votre comportement, mon père vous fera fouetter !

L'autre se contenta de rire et, approchant de son oreille, lui murmura :

— Ton père... Navré de te bousculer, petite, ce n'était pas prévu dans mon programme. Mais la chair est ainsi faite... je me suis laissé tenter. Comme ta mère le fut par ton père, le vrai... Ce qui ne leur porta guère bonheur, ni à l'un, ni à l'autre.

Dérycée voulut hurler.

— Non, non. Je ne suis pas un mage, mais je sais museler les grogneuses.

Aucun son ne parvenait à franchir ses lèvres, plus aucune vibration dans sa poitrine, aphonie surnaturelle et oppressante qui la ligotait encore plus que les bras d'acier de son oppresseur.

— La curiosité et la peur se disputent ton esprit. Boum boum badaboum. Ce petit cœur s'emballe ! La peur est plus forte. Pourtant, c'est de curiosité dont il faut faire preuve. Comme le soir où tu m'as délivré de ce maudit parchemin. Tu te souviens, n'est-ce pas ?

Ses yeux pétillaient de malice. Dérycée pouvait presque y déceler les reflets de braises endormies.

— Aimerais-tu que je te raconte ce que je sais de ta mère, et de ton père ? De ton vrai père, bien sûr. Pas cet éleveur de prestidigitateurs qui t'a échangée... prise en otage.

La jeune fille essayait de desserrer l'étreinte, mais Paolig ne ressentait pas les coups qu'elle lui portait de ses petits poings affolés.

— Oh, non ! Morwan ne t'a jamais dit ? Le vilain petit cachottier... il faut dire que toute cette histoire n'est pas vraiment à son honneur.

Plus bas, la musique et les percussions avaient repris, peuplant la nuit de nouvelles clameurs et de rires.

— Il ne t'a jamais raconté comment il a enlevé ta mère ? La jeune et innocente fée Nim ? C'est fou ce que la jalousie peut transformer les hommes. C'était ce brave Azufel qu'elle aimait. L'idiote. Jamais s'amouracher d'un mortel. C'est une règle. Mais elle était jeune, ta mère. Elle en est morte de chagrin... Ainsi sont les fées. Trop entières !

Dérycée avait cessé de se débattre, paralysée par le venin qui se déversait de la gorge de Paolig.

— Ah, il faut dire que Morwan et Azufel n'en étaient pas à leur premier combat de coqs pour une femme... Cornaline pourra t'en témoigner. Et toi, ma petite, tu as fait l'enjeu de leur duel. Mais ce ne sont pas toujours les meilleurs qui raflent les mises. Juste les plus malins ! Et s'il y a une morale à retenir de cette histoire, c'est bien celle-là : si tu ne veux pas finir enfermée dans le Tombeau des géants, comme ton père, apprends la ruse ! Apprends à cacher la vérité. Apprends à tromper, à manipuler ! Apprends à profiter des autres... change ton visage !

Ses mains glissèrent le long de ses côtes pour la saisir par les hanches. Sans plus de difficulté que s'il avait déplacé une poupée, il attira son bassin contre son ventre.

— Pour le crime perpétré contre Azufel, pour sa trahison du Concile, Morwan a été banni... Aujourd'hui encore, il paie le prix de son infamie.

Quand elle sentit sa paume bouillante sur sa cuisse, sa peur réveilla l'héritage des fées enfoui dans les interstices de son âme. Un immémorial chant de protection bouscula sa conscience, résonna en elle dans une langue qu'elle ne connaissait pas, porté par une voix qu'elle ne reconnaissait pas. La litanie libéra son esprit, brisant la chaîne mentale qui paralysait ses cordes vocales. Tandis que Paolig la plaquait au sol et dénudait sa poitrine, elle prit une profonde inspiration et laissa le flot jaillir de ses poumons. Une note chargée de magie atavique qui s'acheva par un long hurlement plaintif, cri de loup, appel sauvage.

Quand son souffle s'éteignit, les étoiles pâlirent. Une ombre enroba Paolig, emplissant le ciel au-dessus de lui. Deux prunelles plus froides que le fond de l'océan s'allumèrent à la verticale d'un museau effilé. Une longue silhouette, couronnée d'oreilles dressées comme des cornes, s'éleva en silence derrière lui. Dévoilant des crocs alignés en ordre de bataille, un grondement sourd dans la poitrine, la bête ouvrit les bras. Deux longs bras noués de muscles velus. D'un geste, la créature attrapa Paolig et le souleva comme un nourrisson. Jouant avec ce corps agité de mouvements désordonnés, le monstre, croisement d'homme et de loup, fit tournoyer sa proie au-dessus de sa tête.

— Danse ! grogna-t-il d'une voix inhumaine.

Il le ballotta de plus en plus fort, dressé sur deux puissants postérieurs, griffes plantées dans la pierre.

— DANSE !

Sa ordre tonna, impérieux, alors qu'il le soulevait encore plus haut à bout de bras.

Adossée au parapet, Dérycée ressentit l'onde du grondement jusque dans ses os. Sa peau se hérissa sous l'effet d'une terreur instinctive, animale.

— Impressionnant ! tenta d'ironiser Paolig, déstabilisé. Laisse-moi te montrer ce que je fais aux toutous mal dressés qui...

Sa voix se perdit dans les aigus tandis qu'il s'envolait comme une toupie, projeté dans le vide. Son corps décrivit une parabole qui s'acheva contre les dents de pierre de la tour. Après un râle bref, il bascula dans le vide. Des éclats d'ardoise, suivis des craquements plaintifs d'un toit en contrebas, répondirent à la chute de Paolig.

— Bisclaveret, murmura Dérycée, invoquant le nom du légendaire loup-garou.

La bête se tourna vers elle. Affolée, la jeune fille se recroquevilla contre le rempart. Le monstre inclina la tête sur le côté. Avec un regard triste, il leva ses mains difformes devant son museau et les contempla comme des objets maudits. Après une hésitation, il se détourna et, sans hâte, grimpa sur un créneau, jaugea la hauteur qui le séparait du sol, puis s'élança. Un bruit sec de bois fendu accompagna sa fuite à travers les toits, avant que son ombre ne disparaisse au-delà de l'enceinte.

Dérycée respirait difficilement. Dominant sa peur, les jambes flageolantes, elle se releva et tituba jusqu'à l'endroit d'où avait plongé la créature. Agrippée au merlon, elle suivit la silhouette qui s'éloignait dans la lande.

Arrivée au sommet d'une bute, la forme indistincte tourna son museau vers Trolly-Breuil. La jeune fille capta l'éclat bleuté de ses prunelles, avant qu'elles ne s'évaporent dans la nuit.

— ... merci, souffla-t-elle, comprenant que la bête n'était intervenue que pour l'aider.

Le Tombeau des Géants - 1 - La changeline et l'androloupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant