Le jugement des loups

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  • Dédié à Jack Vance
                                    

Les Accomplis s'étaient assemblés dans l'atrium verdoyant de la villa. Installés sous les arcades, arborant leurs formes humaines, ils patientaient en silence. La jeune Gaurwelle, dernière Accomplie intronisée, se tenait en retrait derrière Aenor, une louve bienveillante qui lui avait toujours témoigné beaucoup d'affection. Plus loin, le vieux Houarf tapait du pied, courbé sur un banc de pierre, le regard aussi dur que son siège. À la gauche du maître Nandreval, Dunyech se drapait fièrement dans une toge à la mode impériale, son œil crevé protégé par un bandeau blanc.

Nandreval se leva et traversa le patio, un air peiné sur le visage. Il indiqua un siège à Ruz, au milieu de l'atrium. Korem rejoignit son mentor.

— Ruz, commença le mage de sa voix douce et posée. Nous avons longuement débattu de ton comportement. Nous n'avons cependant entendu, jusqu'ici, que la version de Dunyech et Korem. C'est pourquoi nous aimerions que tu nous expliques, en détail, les raisons de ton indiscipline et, plus particulièrement, nous souhaitons savoir ce que tu faisais sur le plateau de l'Ermitage l'autre soir, en compagnie des apprentis de Trolly-Breuil.

— Dunyech nous a raconté des choses effroyables, intervint Aenor. Je n'ose croire que tu te sois adonné à la magie noire, usant de la métamorphose pour invoquer une créature impie, ennemie de nos dieux...

Ruz tressaillit. Comment Dunyech osait-il inventer de pareilles élucubrations ? Il comprit alors l'émoi suscité par son escapade. Avalant difficilement sa salive, prisonnier des regards inquisiteurs, il se leva.

— Les raisons de ma présence sur le plateau ne regardent que moi. En revanche, je comprends qu'avec des histoires aussi effroyables, vous soyez inquiets et en colère. Vous êtes des loups sages et anciens. Ogmios vous faisait confiance. Je vous connais tous et vous respecte. Aussi, je ne vous cacherai rien. Libre à vous de m'entendre ou d'offrir vos oreilles aux affabulations de ceux qui voient en moi un dangereux inconscient, ou pire...

Ruz constata que son entrée en matière avait impressionné son auditoire. Des mois passés chez les hommes, en particulier auprès du vieux Myrdhin, l'ermite au dolmen, avaient aiguisé sa parole. Nandreval hocha la tête.

— Soit, puisque tu sembles si bien posséder le langage des hommes et leur tournure d'esprit, nous t'écoutons, Ruz.

Prenant une profonde inspiration, il décida de leur raconter tout depuis sa première métamorphose : l'accident de chasse avec la fée qui avait tout déclenché. Au cours de son récit, les expressions du vieux Houarf et d'Aenor évoluèrent subtilement, entre intérêt, compassion et défiance. Ruz savait interpréter certaines émotions fugaces reflétées par les visages humains. Elles fournissaient de précieux indices lors des échanges, un peu comme un méta langage greffé par-dessus les mots et les intonations. Réduire la communication humaine à des vocalises ne rendait pas toute la complexité de leurs multiples niveaux de langage. Ruz débutait dans ce domaine, et il était chaque fois surpris des immenses possibilités, difficultés et nuances que revêtaient les discussions entre hommes. Au sein de la meute, seuls les Accomplis maîtrisaient suffisamment cette science pour duper un authentique être humain. C'est pourquoi ils étaient les seuls autorisés à se mêler aux hommes.

Quand il eut terminé son histoire, Ruz comprit qu'il avait convaincu la majorité du Conseil, au grand déplaisir de Korem, qui ne cachait guère sa frustration. Dunyech semblait plus philosophe, ne laissant transparaître aucune émotion. Nandreval se leva.

— Merci, Ruz, pour cet exposé très précis de tes mobiles. Tu peux te retirer le temps que nous débattions. Korem va te raccompagner à l'Arbre-songe.


Avant le coucher du soleil. Dunyech en personne vint le chercher.

— Tu ne manques pas de cran, petit, avoua-t-il. Mais ne te réjouis pas trop vite. Si tu as su écarter les pires accusations, il te reste à apprendre le respect des règles de la meute. Méfie-toi, c'est ta parole contre la mienne et, si tu m'as en partie convaincu pour l'affaire de l'invocation, je conserve de sérieux doutes. Tu as joué avec le feu. Aucune erreur n'est permise quand on fricote avec les démons.

De retour dans l'atrium, Nandreval l'accueillit avec un sourire peiné. Ça n'augurait rien de bon, songea Ruz.

— Ruz, tes aveux et ton honnêteté ont convaincu le jury de l'absence de malveillance de tes actes. Ils n'en demeurent pas moins irresponsables au regard de nos règles.

La conclusion ne tarderait pas à tomber. Elle ne lui plairait pas, il le sentait.

Dunyech prit la parole.

— S'il n'y avait eu que moi, ta peine aurait été bien plus sévère. Une peine comme les hommes en appliquent contre les leurs quand ils désobéissent.

Le vieux Houarf claqua de la langue.

— Chez les hommes que tu connais, corrigea-t-il. Les hommes de pouvoir... Nous n'aspirons pas à devenir de tels hommes. Aussi, notre jugement sera-t-il pondéré, comme Nandreval nous l'a suggéré.

Dunyech encaissa la nasarde en retroussant les lèvres, le masque de l'homme s'étiolant devant l'instinct du loup.

Ruz assistait aux échanges sans réussir à en saisir l'enjeu. Il était pourtant concerné au premier point. Nandreval finit par délivrer la sentence :

— En conclusion, le Conseil a décidé de te priver de tes droits d'accès à l'extérieur de Fendhel durant une période probatoire de deux saisons.

La sanction fouetta la conscience de l'androloup.

— Durant cette mise à l'épreuve, nous avons désigné un Accompli qui sera ton tuteur. Il sera chargé de veiller à ta bonne conduite et nous présentera ses conclusions lors du prochain équinoxe de printemps.

Le sang de Ruz se figea. Pitié, pas...

— Korem s'est porté volontaire pour t'encadrer au long de ta probation.

Le coup était rude. L'accusé ferma les yeux. Prisonnier à l'orée du monde, privé de ses amis hommes jusqu'à la fin de la saison sombre. Saurait-il supporter sa réclusion jusque-là ?


Par respect pour Nandreval, Ruz accepta la punition sans chercher à s'évader. Korem ne le lâchait pas d'un museau. Le seul endroit où il pouvait trouver un peu d'intimité, c'était dans la cellule de l'Arbre-songe. Là, à l'abri des regards, il revêtait son corps d'homme et s'installait sur le siège sculpté. Alors, sans peine, aussi léger qu'un souffle d'air, son esprit s'envolait loin de Fendhel. Vers Trolly-Breuil et ses amis qui lui manquaient tant. Vers la jeune fille qui occupait ses pensées.

Maintes fois, rêvant au-dessus du monde, survolant les bois entre Toullaëron et Conveau, avait-il aperçu Dérycée et Dolfi en maraude. Il les avait même entendus criant son nom, le cherchant près des tourbières, et plus haut, sous les coupoles de pierres qui s'accrochaient, tels des crocs perdus, aux flancs des montagnes noires. Dérycée avait erré, fouillant leurs tanières, interrogeant les vents de passage, jusqu'à ce qu'un jour elle croisât le chemin d'un autre androloup. Ruz avait assisté à la scène depuis les courants qui le portaient. Per !

Ils s'étaient observés, méfiants. Puis elle s'était approchée, assise face à lui, et Per avait chanté. Ruz en avait d'abord ressenti un terrible nœud dans la gorge. C'était son amie !

Mais Per était dénué de toute malignité. Il avait chanté les louanges de Ruz l'insoumis, prisonnier des siens parce qu'il avait enfreint les règles.

Un sourire de soulagement avait fleuri dans les yeux de la changeline. Un sourire qui fut un baume au cœur de Ruz.

Per et Dérycée avaient échangé quelques caresses. Autant de signes d'affection qui emplirent Ruz de nostalgie, seul sentiment qu'il pût invoquer pour repousser la jalousie qui le tenaillait. Il avait eu envie de hurler. Peut-être avait-il hurlé. Les regards des deux s'étaient tournés vers le ciel, comme si un coup de tonnerre avait rompu la quiétude de l'instant. Leurs yeux s'étaient vrillés aux siens, brisant son rêve, émiettant son voyage de poudre de réel.

— Ruz !

Le Tombeau des Géants - 1 - La changeline et l'androloupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant