La nuit du diable

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Dérycée ferma les yeux et se concentra. Il était plus que temps de faire appel à son sortilège de secours. Un cri de Dolfi la déconcentra.

Deux béances noires venaient de s'ouvrir au cœur de la colonne de feu, juste au-dessus d'une ligne de ténèbres qui ne pouvait évoquer qu'un sourire dément.

— Magnifique, ironisa Corusco.

Des langues de fumée grimpaient le long des murs pour s'échapper par le trou de la toiture, poursuivies par de longues scolopendres de feu.

— Splendide ! ajouta Corusco.

— Au lieu de vespériser, tu ferais mieux de nous ressortir ta leçon sur le réveil des eaux endormies ! lança Dolfi.

Le vent, qui s'était remis à rugir, emporta ses paroles.

— Merci, jeune fille, siffla une voix ophidienne. Il était écrit que tu délierais un jour ce que ton père s'est, vainement, évertué à lier.

Au milieu de la tornade de flammes et d'escarbilles, Dérycée ferma les yeux, frappée par la malignité des paroles de la créature. Il fallait rester lucide, retrouver son calme, agir rapidement mais avec efficacité. Puisant dans son courage, elle se mit à chanter, le souffle court, les poumons abrasés par les fumées. Autour d'elle, tout n'était plus que brûlure. L'air surchauffé, chargé de vapeurs, devenait suffocant. Les garçons toussaient et cherchaient à se protéger le visage.

La vue brouillée, Dolfi se jeta en aveugle contre le volet qui barrait l'unique fenêtre. Les mains prises de folie, il chercha la barre à tâtons, courbé pour tenter d'échapper à la morsure du brasier.

— C'est bloqué ! Déry, Corusco ! L'issue est bloquée !

Seule une quinte de toux lui répondit.

Dérycée poursuivit son invocation, soudain soutenue par une force inconnue, apaisée malgré l'épreuve, comme si d'anciennes puissances avaient décidé de l'accompagner dans son combat. Son chant quitta sa poitrine, s'envola, cristallin, à travers la nuit, perçant une trouée dans le faîtage par laquelle une trombe d'eau glacée se déversa en grondant. Au contact du feu, l'eau projeta des geysers de vapeur. La jeune fille prolongea sa mélopée, ajoutant des gestes lents et gracieux, ignorant le monstre qui l'observait depuis l'autre bout de la pièce. Une langue de feu lui lécha le bras, la forçant à interrompre son appel pour éteindre les flammèches qui gagnaient sa robe. Tandis qu'elle reculait en se débattant, un pan de toiture craqua. Dans l'espace découvert, au milieu des planches éventrées et des lignes de pluie, deux tentacules de flammes s'insinuèrent.

— Brave petite, murmura la créature de feu. Pleine de ressources, comme ta mère. Nous nous reverrons, bientôt !

Un coup ébranla la porte. Deux madriers s'effondrèrent, manquant d'écraser les captifs. Un second coup fit éclater le bois. Dans une ultime bourrade, un homme enfonça l'entrée et sauta dans la pièce ourlée de flammes. L'inconnu, entièrement nu et ruisselant de sueur, traversa la tempête, attrapa le premier apprenti à sa portée et, les deux mains crochées dans sa tunique, le jeta à l'extérieur comme on balancerait un sac de noix.

Sans comprendre ce qui lui arrivait, Dérycée se laissa saisir, surprise par la puissance de ce jeune étranger. Sans ménagement, il l'envoya rouler dans l'herbe, jusqu'à ce qu'un rocher mette fin à sa glissade. Sonnée mais consciente du danger, elle rampa à l'abri en crachant ses poumons. Devant la cabane dévorée par les flammes, la silhouette de l'inconnu se découpait contre un mur de braises, arc-bouté pour résister à une force invisible. Derrière lui gisaient Corusco et Dolfi, leurs corps parcourus de volutes de fumée. Au-dessus, surgissant du toit à demi effondré, la créature ignée, geyser de plasma au regard insondable, étendit ses bras enflammés vers le ciel. Image terrifiante, le monstre ondula, déployant ses corolles de lumière dans une danse funeste, avant de filer à travers la nuit.

Lorsque Dérycée put décoller les paupières, les yeux remplis de larmes, le ciel était chargé
d'escarbilles qui s'envolaient en tournoyant au milieu de colonnes blanches scintillantes.

La silhouette dégingandée de leur étrange sauveur fendit la fumée. Couvert de suie dégoulinante, il s'agenouilla pour inspecter les blessés. Quand ses yeux lumineux rencontrèrent ceux de Dérycée, elle sut qu'ils se connaissaient déjà, sans comprendre d'où. D'une main malhabile, l'inconnu passa un doigt le long de la joue de la jeune fille, un air inquiet sur le visage. Dans son affolement, elle n'avait pas vu tout le sang qui imbibait sa robe et ses cheveux. L'homme se redressa, huma l'air qui se chargeait d'ozone. Par-delà les crépitements du bûcher, un éclair incendia le ciel.

Il adressa un regard mystérieux à Dérycée, puis s'éloigna, comme à contrecœur, happé par l'orage.

Le Tombeau des Géants - 1 - La changeline et l'androloupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant