Le Tombeau des Géants - 1 - La changeline et l'androloup

La bête de Toullaëron

Le reflet qu'il vit dans l'eau l'effraya. Mi-homme, mi-loup, ni homme, ni loup. Ruz restait stupéfait, assis sur le bord du lac, sans conscience du halo qui effaçait peu à peu les étoiles. Voilà ce qui arrivait aux rebelles à l'ordre, à ceux qui ne respectaient pas les règles. Il le savait, pourtant : jamais de colère au moment de la transformation. La vision de cette brute agrippée à Dérycée lui avait fait perdre le contrôle. Il ne regrettait pas, cependant. Une force supérieure avait guidé ses pas jusqu'à la tour, le poussant à transgresser les interdits. Il avait obéi avec plaisir. Sous sa forme d'homme, jamais il n'aurait pu vaincre le démon. C'était le prix à payer.

Le soleil frôla l'horizon et saupoudra les frondaisons de scintillements mordorés. Un frémissement dans le voile de brume qui couvrait l'étendue d'eau le fit sursauter. Nimbée de silence et de grâce, une jeune femme aux cheveux émeraude émergea lentement. Alors qu'elle fendait le duvet de vapeur, ses yeux luisirent comme des billes de nacre noire.

— Bonjour, Ruz, dit-elle.

Comment pouvait-elle connaître son nom ?

— On dirait que tu as un peu changé depuis notre première rencontre, poursuivit-elle en approchant de la rive. Je t'aime bien comme ça, c'est original.

De quelle rencontre pouvait-elle bien parler ? S'agissait-il d'une farce ?

— Je voulais te remercier pour ce que tu as fait.

Le lac était peu profond sur le bord mais la berge était escarpée. La naïade avança jusqu'à une racine d'arbre et se hissa avec un air malicieux. Ruz l'observa d'un œil soupçonneux. Quand elle fut assise à côté de lui, elle tendit la main, poing fermé.

— C'est un cadeau pour m'avoir sauvée des crocs de ton ami.

D'un coup, tout lui revint. Les taches de son sur le visage, les épaules menues, la chevelure végétale...

— Tu es la fée que Per a blessée.

La naïade lui répondit par un sourire espiègle. Elle ouvrit la paume. Au centre brillait un anneau de jade aux reflets aquatiques. Comme Ruz semblait hésiter, elle insista :

— Prends-le, idiot ! Il possède un pouvoir unique et mystérieux...

— Quel pouvoir ?

— Ce sera à toi de me le dire !

Devant la perplexité du métamorphe, elle éclata de rire.

— La magie n'a d'intérêt que par son côté imprévisible ! Sans ce parfum de surprise, à quoi rimerait le monde ?

Ruz haussa les épaules. Elle lui releva le museau et l'obligea à plonger son regard dans le sien. Les yeux de la naïade étincelaient.

— Profite, grand dadais. Les choses ne seront bientôt plus ce qu'elles étaient. Régale-toi de magie. Baigne-toi dans les mystères de l'univers. Abreuve-toi du souvenir de tes dieux, de leur puissance et de leurs combats. La mémoire s'efface. Avec elle, c'est tout un pan de tes rêves de loup que l'homme en sommeil s'apprête à dévorer. Ne laisse jamais l'homme se réveiller entièrement.

— Quel homme ?

— Celui que tu cherches à devenir.

La remarque le laissa sans voix, partagé entre étonnement et frustration.

— J'avais réussi... enfin, je croyais avoir réussi...

— Par chance tu as échoué. Tu n'es pas prêt. Être un homme signifie accepter le déchirement de ton âme, découvrir la peur de la mort. La peur de ta propre fin avant celle du monde. C'est choisir une lutte à vie entre la haine et l'amour, l'amour et la haine de soi, la haine et l'amour des autres.