Confidences

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— Déry ? Tout va bien ? C'est Corusco, je peux entrer ?

En temps normal, elle l'aurait envoyé promener. Mais, à cet instant, elle ressentait le besoin de sa compagnie. Malgré ses forfanteries, Corusco avait un don pour remettre les choses dans le droit chemin. Assimilant le silence de Dérycée à un acquiescement, il ouvrit la porte. Après une hésitation, il approcha du lit et s'installa près d'elle, puis attendit avec la patience d'un dompteur.

Dérycée gardait les yeux baissés. Sa gorge était nouée par une aigreur qu'elle tentait de combattre en dominant sa respiration. Elle demeura immobile, incapable de parler. Corusco dut comprendre l'origine du trouble.

— C'est à cause d'un garçon ?

La jeune fille nia de la tête. Elle regroupait ses forces pour résister au magma qu'elle contenait à grand-peine. Un magma formé dans sa douleur, une source bouillonnante qui cherchait à se frayer un chemin pour hurler mais s'étranglait dans un corps en résistance, dans un esprit en lutte contre lui-même.

Corusco ne relâcha pas sa pression, en essayant de se faire invitation, sans chercher à la brusquer. Sa patience se lova dans le rythme des respirations de la jeune fille. Par sa seule présence, il poussait vers la surface des choses qu'il ne soupçonnait pas.

Après une ultime expiration, la digue céda. Dérycée protégea son visage derrière ses mains, comme pour retenir les derniers fragments de maçonnerie qui l'empêchaient de libérer les flots qui écumaient. Les mots jaillirent, d'abord isolés, solitaires, comme des poissons cherchant à remonter le courant. Les autres... leurs regards... les garçons... me dégoûtent... me dégoûte moi-même...

Puis en groupes, serrés mais cherchant un début de sens. Qu'est-ce qui m'habite ? Pourquoi ces attirances bizarres ? Pourquoi le porcher ? Pourquoi pas un beau garçon ? Pourquoi les plus crasseux ? Je devrais fuir ! Au lieu de ça, je lutte ! Obligée de résister... et les beaux sourires me laissent de marbre... pire, ils me font horreur...

Son souffle sifflait, les mots s'échelonnaient entre deux goulées d'air, dans le désordre, soldats débandés. Elle avait du mal à calmer ses sanglots. Corusco attendait l'éclaircie en silence. Dérycée ravala ses larmes dans un nouveau silence, échevelée par sa course à travers le chaos de sa parole.

Le garçon s'écarta avec précaution, comme pour prendre un peu de recul, estimer ses chances de succès avant de s'engager en terrain inconnu. Elle demeura prostrée quelques instants. Quand elle libéra son visage, ouvrant les yeux après avoir été aveuglée par sa propre foudre, elle planta son regard dans celui de son ami. Un regard ardent, hypnotique. Corusco en ressentit un frisson.

— Comment les autres peuvent-ils s'aimer ? lâcha-t-elle enfin. Comment font-ils ?

Corusco ne s'attendait pas à ce genre de confidence. La question le trouva démuni, sans mots capables d'appliquer un baume sur les angoisses qu'elle lui révélait.

— Déry...

Il fit la moue, puis se décida.

— Déry, tu ne te rends pas compte à quel point tu brilles au milieu des autres... Tous les gars ne rêvent que de toi ici. Avec ta coupe garçonne qui défie les normes, tu es devenue une sorte d'idole rebelle. La guerrière, belle et inaccessible, qui a triomphé des flammes. Plus tu t'éloignes, plus on cherche à te rejoindre. Gwen s'est coupé les cheveux pour te ressembler... Yann s'est brûlé la main dans un jeu stupide pour prouver qu'il était aussi résistant que toi !

Dérycée contempla ses mains avec un air triste. Son anneau de naissance luisait doucement dans la pénombre. Il ne l'avait jamais quittée, s'adaptant par magie à la taille de son doigt au fil des années.

— Je ne te parle pas de ce que les autres pensent de moi. Je te parle de ce que moi je ressens pour les autres...

Elle tritura son anneau. Corusco parut surpris.

— Ce que tu ressens ? Tu ne ressens aucun sentiment ?

— Non, au contraire. J'en ressens, mais ça... me répugne.

— Qu'est-ce qui te... répugne ?

— Je veux que tu me jures quelque chose, dit-elle.

— Oui ?

— Que tu ne raconteras ce que je t'ai dit à personne.

— Si tu veux. Mais je ne pense pas que ce soit entièrement à ton avantage de cacher certains sentiments.

— J'ai peur de mes sentiments. Je ne les domine pas.

— Qui pourrait les dominer ?

— Non, tu ne comprends pas... il y a quelque chose qui s'empare de moi...

— Quoi, un démon ?

La jeune fille hésita.

— Non. Ce n'est qu'une impression. N'en parlons plus.

Corusco observa la demi-fée comme s'il voulait voir au travers d'elle. Il se leva et s'apprêta à sortir.

— Tu devrais en parler à Morwan.

Avant de quitter la pièce, son regard s'attarda sur le coffre de la jeune fille.

— Joli tissu, fit-il avec un air étonné. Ça, c'est magique où je ne m'y connais pas. Tu t'amuses à enchanter tes vêtements ?

Intriguée, elle se pencha pour voir de quoi il parlait. Posé sur son meuble, un carré de tissu bleu nuit chatoyait, replié et serré par une lanière azurée. Elle se leva d'un bond pour mieux admirer la mystérieuse pièce d'étoffe.

— Ce n'est pas à moi. Enfin, pas que je sache, ajouta-t-elle en voyant le sourire incrédule de Corusco.

— Dans ce cas, tu as un admirateur secret. Tu vois ? Qu'est-ce que je disais !

Sur un clin d'œil amical, il la laissa seule avec son cadeau. En dépliant le petit paquet soyeux, elle découvrit une robe légère aux reflets merveilleux. Qui avait bien pu lui offrir un tel trésor ? Corusco était dans le vrai : le tissu respirait la magie, mais pas la magie des hommes... la magie des fées.

La découverte de l'étrange robe détourna Dérycée de ses tourments, désormais intriguée par le mystère de ce présent. Alors que le poids de la fatigue l'entraînait vers le sommeil, un grattement doux à la porte ralluma sa conscience. Aux aguets, elle prêta l'oreille au silence de la nuit. La poignée tourna lentement. Malgré elle, son cœur accéléra. La porte s'entrebâilla en grinçant. Dans la pénombre du couloir, indistincte dans le mince filet de l'ouverture, elle devina une silhouette immobile. Le reflet de sa bougie dessina le contour d'une pupille dorée. Elle se redressa.

— Qui est là ?

L'ombre disparut en silence. S'agissait-il d'une facétie des garçons ? Suspicieuse, la jeune fille sauta du lit et passa la tête dans le couloir. Un mouvement fugace attira son attention. D'un bond, elle se lança à la suite de son visiteur. Il fuyait par l'escalier, droit vers la cour. Quand elle déboucha au clair de lune, elle l'aperçut qui entrait dans la tour. Il s'arrêta sur le seuil et se retourna. Non, il ne fuyait pas, songea-t-elle... Il voulait qu'elle le suive. Et il l'emmenait dans le repaire qu'elle affectionnait le plus. Sans tenir compte des battements de son cœur, Dérycée écouta son instinct. La curiosité était la plus forte.

Le Tombeau des Géants - 1 - La changeline et l'androloupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant