Le borgne et l'archer

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Ruz avait le cœur en émoi. Il était heureux et inquiet. Heureux de tout ce temps partagé avec ses hommes, de ce lien qui, jour après jour, se resserrait avec la jeune fille de Trolly-Breuil. Lors de leurs fugues, quand ils se retrouvaient seuls à rêver dans l'ombre des ifs, il arrivait que la jeune fille lui murmurât ses angoisses. Elle n'attendait de lui que son écoute. En cela, il n'était pas avare. Il savait offrir ses oreilles, et même son pelage lorsqu'elle avait besoin de fourrure pour se réchauffer le cœur. Rien de ce qu'elle lui confiait ne sortait de son museau. En échange, elle lui témoignait une tendresse chaque fois plus enivrante.

Dès qu'il pouvait échapper à Fendhel, Ruz filait droit à travers bois, longeait les crêtes couvertes d'aiguilles sèches, descendait dans la plaine, se faufilait le long de la route de pierre et retrouvait la compagnie de sa demoiselle. Bientôt, il serait prêt à lui révéler sa forme d'homme. Prêt à quitter la meute... Il travaillait dur pour gommer ses défauts, maîtriser le langage, les minutieuses expressions corporelles. Pour progresser plus vite, il pratiquait l'immersion illégale dans le milieu humain, à l'insu de Nandreval. Pour ne pas prendre trop de risques, il s'était rapproché d'un ermite reclus sous un roc. Auprès de ce vieux sage, toujours prêt à le nourrir de chants et de légendes du pays des hommes, il avait gagné en maîtrise de la parole. Myrdhin, ainsi qu'il se nommait, lui avait aussi offert un habit d'homme, miteux mais préférable à sa nudité sauvage.

De fil en aiguille, Ruz avait commencé à côtoyer d'autres êtres humains. Les bûcherons d'abord. Puis les fermiers. Jusqu'à s'enhardir à visiter le plus proche village en se faisant passer pour un voyageur. Il se sentait prêt, regrettant juste de ne pouvoir partager sa joie avec les autres androloups. Car, bien qu'il fût désormais capable d'accomplir la transformation, il lui fallait encore passer le rituel d'Accomplissement. Une épreuve dont le calendrier ne dépendait pas de lui. Pire, il soupçonnait que Dunyech, un des Accomplis proche de Nandreval, ne l'ait pris en grippe et ne cherchât à freiner son accession au rang tant convoité. Pire, il soupçonnait Korem de freiner son accession au rang tant convoité. L'odeur du nouvel Accompli flottait parfois dans son sillage, toujours discrète, mais pour peu que le vent tournât, Ruz pouvait alors sentir la présence d'un ou deux androloups dans les parages, l'obligeant à filer en maquillant ses traces. Il ne souhaitait pas être pris en flagrant délit de connivence avec les humains. Surtout, il faisait bien attention à ne pas livrer le secret de la retraite du vieux Myrdhin, ni ses incartades à Trolly-Breuil. Ça, c'était sa chasse gardée.

Perdu dans ses pensées, il suivait d'instinct la fine sente qui le ramenait à Fendhel. Après avoir traversé un ruisseau à gué, le chemin serpentait entre d'immémoriaux monolithes de pierre jetés en travers du cours d'eau. Autour de ces amas, la forêt se clairsemait, repoussée par les rocs moussus qui disputaient le terrain aux chênes, certains agrippant leurs racines au granit dans un combat lent et silencieux.

Passant de l'ombre à la lumière dans le soleil rasant du matin, captivé par les parfums du sous-bois, Ruz ne vit pas la silhouette qui s'engageait dans son sillage. Pas plus que ses oreilles humaines ne purent l'avertir de la présence de l'intrus avant qu'il n'élevât la voix dans son dos.

— Es-tu le loup que l'on nomme Ruz ?

Il se figea. Alors qu'il se retournait, un second larron surgit au-dessus de lui, sur une tête de pierre, un arc à la main.

— Le rebelle qu'on appelle Ruz, plutôt ? compléta l'archer sur un ton moqueur.

Dans le sentier, coupant sa retraite, l'autre le jaugeait de son unique œil valide. Dunyech, songea Ruz. L'homme, un quinquagénaire aux cheveux grisonnants et au visage dur, portait une cuirasse usée rehaussée d'une cape rouge délavé. Fidèle lieutenant de Nandreval, il respirait l'assurance des Accomplis de la première heure. Tout cela ne fleurait pas bon.

Il avisa l'autre sur son caillou. L'œil d'acier d'une flèche rivé sur lui, il reconnut Korem qui le toisait avec un air de profond mépris, comme s'il avait affaire à un malandrin.

— Moi, un loup ? Vous fabulez, hasarda Ruz en articulant du mieux qu'il pouvait.

La qualité de son élocution fit mouche. Un instant déstabilisé, le borgne plissa les lèvres, avant de reprendre avec agressivité :

— J'ai posé la question par pur formalisme. Juste pour savoir si tu maîtrisais aussi bien le langage que la métamorphose. Je sais qui tu es. Maintenant, tu vas nous suivre sagement.

Ruz serra les poings.

— Voici donc celui qui outrepasse les lois de la meute, lâcha Korem, goguenard, avant de sauter de son perchoir.

Ruz préféra se taire, estimant vain de révéler le niveau de maîtrise qu'il possédait désormais. Ses capacités rhétoriques en langage humain seraient au mieux une source d'énervement pour les deux Accomplis. Inutile d'aggraver la situation.

— En route ! lança le borgne, et ne t'avise pas de nous fausser compagnie, tu n'irais pas bien loin.

Le soleil grimpait à la cime des grands chênes lorsque le groupe bifurqua pour s'engager dans le labyrinthe de sentes qui menait à Fendhel. Après maints embranchements et détours, ils atteignirent la racine de l'Arbre-veilleur. Dunyech leva la main, écarta les doigts selon le rituel et prononça la formule qui permettait de pénétrer dans le domaine protégé. L'arbre grinça et souleva ses longs tentacules végétaux pour libérer le passage.

Le Tombeau des Géants - 1 - La changeline et l'androloupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant