Les hauts talons

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Elle est repassée, comme chaque jour, sauf le week-end. Elle descend la rue le matin et la remonte le soir. Pas vraiment précise. Je me dis d'ailleurs que son manque de ponctualité est probablement la seule chose qui soit restée de celle que j'ai connue. Tout le reste semble avoir changé. En apparence, du moins. Mais puisque l'apparence représente tout ce à quoi j'ai désormais accès, je m'en contenterai.

Ce que j'aime, dans ses passages quotidiens, c'est le bruit que font ses talons sur le bitume. Je ne lui connaissais pas ce son. Ce claquement sec n'était jamais parvenu à mes oreilles du temps de notre histoire. A l'époque, elle ne portait que de petites tennis en cuir, confortables, solides, évoquant quelque fois les chaussures que l'on loue pour jouer bowling. Cette comparaison ne lui est pas flatteuse, mais celle que j'ai connue ne se préoccupait que très peu de ce genre de choses. Elle voulait le confort. Alors, à chaque demi-saison, elle poussait la porte d'un magasin de chaussure lambda, et choisissait le même modèle, avec un systématisme qui forçait l'admiration. Sombre pour la saison froide, clair pour la saison chaude. Et neutre. Sans chichi. Pour aller avec son jean basique, ses hauts basiques et ses cheveux basiquement tirés en arrière. A vrai dire, il lui arrivait de se hisser sur des talons, mais ils étaient réservés aux soirées auxquelles nous étions quelque fois conviés.

Elle était comme ça. La journée, elle voulait disparaître et vivre confortablement dans un mélange de couleurs grises. La nuit, elle disparaissait d'une autre manière. Elle s'inventait un personnage. Une sorte de princesse sombre, toute en dentelle et en velours, juchée sur des bottes lacées aux talons épais en caoutchouc...sans bruit. Cachée derrière son maquillage outrageux, la taille corsetée, les cheveux arrangés, bouclés, relevés, elle parcourait la pièce, jouant à la sorcière envoûtante et déclamant son rôle avec une feinte assurance. Elle pouvait tromper tout le monde, mais pas moi. Je la connaissais trop bien.

Aujourd'hui, elle m'étonne. Des bottines à talons, des escarpins, des bottes, de toutes les matières, de toutes les couleurs, des très hautes, des plutôt basses, elle porte tout. Je discerne même un choix plutôt pointu. Expert. Quand elle marche, elle tangue sur ses talons hauts et je voudrais qu'elle tombe. Elle l'ignore peut-être, mais je me suis promis d'être là, à tout moment, pour la rattraper. A bien y regarder, je doute que cela se produise. Elle a gagné en confiance. Sa démarche est belle, altière, elle rejette les épaules en arrière et lève très légèrement le menton. J'admire le défi qu'elle lance à la rue. Comme si elle voulait rattraper le temps perdu à ne regarder que le trottoir. Et au sol, ses talons hauts scandent le rythme, suspendant un instant la respiration de la ville. Quand résonne cette musique, les autres sons semblent étouffés. Elle descend la rue le matin, et la remonte le soir, le reste du temps, la rue n'existe pas.


Elle et mon attenteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant