La bière

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Une semaine plus tard les souvenirs brûlants de la soirée de sauvages se sont atténués. J'ai invité Lauhys à prendre un verre dans mon bar favori, un petit bouge éclairé aux néons, doté d'un large choix de bières pression, avec pierres apparentes, affiches punk et heavy métal en fond sonore. Ce n'est pas romantique. C'est survolté. Mais ça nous correspond. Il se dégage de Lauhys une telle accumulation de contradictions qu'elle semble totalement dans son élément.

Elle s'est commandé une IPA ultra amère et ça m'a fait sourire. J'ai, en face de moi, une pin-up sophistiquée aux boucles lourdes parfaitement dessinées, œil de chat, bouche rouge, velours, satin, et une touche de dentelle. Elle est installée très élégamment sur le tabouret d'un bar miteux et bruyant. Et elle se prend la mousse la plus rude de l'ardoise, jure toutes les 30 secondes en riant très fort, parfaitement à l'aise, légère et mutine. Souvent elle frappe mon épaule et me fait des clins d'œil. Elle m'agace à peu près autant qu'elle me pétille.

Elle évite soigneusement les sujets qui fâchent. Je commence à la connaître suffisamment pour suspecter une intention complètement délibérée de sa part. Aux vrais sujets, elle préfère s'attarder sur des babillages inconséquents ponctués de rires de gorge. Je décide de prendre la conversation en main.

« Tu as reparlé avec Lui ? »

Je l'ai interrompue alors qu'elle s'était lancée dans un catalogue exhaustif des séries à voir en ce moment. Le côté direct de la question la surprend et elle me regarde un instant, comme pour jauger la confiance qu'elle peut avoir en moi.

« Lauhys, c'est moi. Tu peux m'en parler. Je suis extérieur au groupe, je ne te jugerais pas. »

Elle soupire et prend une grande lampée de sa bière avant de passer une main gênée dans ses cheveux.

« Je lui ai proposé de venir chez moi » elle avoue dans un souffle « je lui ai dit qu'on pourrait avoir un moment rien qu'à nous... »

« Et il t'a répondu ? »

« Il m'a répondu oui. Sans rien ajouter d'autre. Et depuis c'est le silence total. »

Voilà qui explique sa volubilité. Je commence à la connaître. Elle ne sait plus comme réagir à ce silence qui suis des gestes et des déclarations sans équivoques. Alors elle donne le change en bavardant comme si rien n'était.

« Il me rend dingue tu sais. Et le pire c'est que je le comprends. Sa femme est dépressive tu sais. Et quelqu'un lui a dit un jour qu'on s'était embrassé, lui et moi. Ça n'a pas arrangé la situation entre eux. Et entre nous non plus d'ailleurs. Je crois qu'il a, à la fois, très envie de moi et qu'en même temps, ce désir lui fait du mal. Il se culpabilise beaucoup...Blesser sa femme, ça le terrifie. Mais pas suffisamment pour qu'il arrête de me tourner autour quand on est en soirée...C'est...un peu pathétique...non ? »

Je hoche la tête en buvant une gorgée. Je ne comprends que trop bien ce qu'il peut ressentir. On est élevés avec un certain nombre de valeurs, un modèle familial précis moulé dans une logique judéo-chrétienne qui culpabilise tout ce qui n'est pas considéré comme vertueux. Se laisser guider par des désirs qui ne sont pas tournés vers la personne à laquelle on s'est liée est présenté par notre société comme l'outrage ultime. J'ai longtemps cru, dur comme fer, que l'infidélité était le symptôme d'une relation qui allait mal, et quelques fois en effet, c'était le cas. Un défaut de communication, plus assez de temps passé ensemble ou plus assez de projets enthousiasmants, un amour qui s'étiole, effacé par la banalité d'un quotidien ennuyeux. Cela arrive. Cela existe. Mais il y a aussi tout simplement l'envie brute, irraisonnée et irrationnelle, qui échappe à toute tentative de répression. Une attraction magnétique et impérieuse qui gouverne les sens avec ce soupçon de folie propre à toutes les passions les plus brûlantes. Et cette alchimie n'est le symptôme d'aucun mal-être. Elle existe juste, unique, incontrôlable.

« L'important, pour moi, c'est de respecter son ou sa partenaire et de la protéger de ce qui pourrait ou non lui faire du mal. » J'ai lâché ça comme pour moi-même, sans la regarder, mais j'ai senti ses yeux sur moi, attentifs.

« Tu valides ma démarche ? »

« Je pense que vous n'êtes pas discrets, et que tôt ou tard, quelqu'un vous verra. Ça s'est déjà produit et cela arrivera de nouveau. Et cette fois-là, il a peut-être réussi à atténuer l'histoire auprès de sa femme. Il a dû lui dire que ça n'était arrivé qu'une fois, que cela ne voulait rien dire, après tout, dans vos soirées, tout le monde se frotte à tout le monde et ça ne pose de problèmes à personne... Mais si on lui raconte ça une deuxième fois ? Si à chaque soirée, elle a des échos sur son mari qui embrasse une autre femme...comment crois-tu qu'elle réagira ? Et tu ne seras pas vue comme la gentille de l'histoire, Lauhys. Tu seras perçue comme la connasse qui a foutu la merde dans un couple. Et qui aura probablement explosé toute la dynamique de son petit groupe d'amis. »

Elle soupire en se mordant la lèvre inférieure, l'air sincèrement désolée.

« En s'éloignant du regard des autres, ça reste moralement discutable, pour lui en tous cas, parce qu'on n'est plus dans la choppe de soirée. On est dans une relation clairement adultère et assumée. Mais au moins, il y a moins de risque de vous faire prendre. »

« Je pense que tu as raison. Mais du coup, non seulement je le mets dans une situation où il cesse d'être un mec bien, mais en plus ça donne un tour carrément plus sérieux à...ces choppes de soirée... »

« Lauhys, ça fait longtemps qu'il ne se comporte plus en mec bien. Si c'était le fait d'un soir, passe encore. Mais là, c'est à chaque fois, si bien compris. A chaque soirée, il vient, il te chauffe... »

Elle m'interrompt.

« ...Je le chauffe aussi ! Je suis pas sa victime ! Quand c'est pas lui qui vient, c'est moi... »

« ...Peu importe ! Le résultat est le même, vous finissez par vous isoler dans un coin... »

J'ai encore dans ma tête le souvenir de leurs deux corps enlacés sur le banc du jardin après cette soirée improbable. Malgré moi, un trouble se diffuse dans mon esprit.

« T'es la fille à laquelle il n'arrive pas à résister. »

Elle secoue la tête avec un rire qui sonne faux.

« Je suis surtout la fille qu'il va voir quand il est raide bourré ou défoncé. Le reste du temps, j'existe pas. »

Elle a lâché ça d'un ton blasé avant de rajouter plus doucement : « Je crois que je vivrais mieux son silence, si j'avais le droit d'avoir le cœur brisé. »

Je reste un instant pensif sur cette dernière phrase que je trouve tellement émouvante. C'est vrai, en tant que maitresse, elle n'a pas le luxe du chagrin. Elle s'est mise toute seule dans une situation où elle est condamnée à jouer le mauvais rôle. Elle ne peut rien exiger de lui. Rien construire. Elle doit juste se contenter de recueillir le peu d'attention qu'il lui offre. Au fond, je suis en colère contre elle, contre ses insécurités et sa faiblesse. J'ai la certitude qu'elle vaut mieux que ce type. Et que toute cette histoire finira mal.

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⏰ Dernière mise à jour : Jan 28, 2019 ⏰

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Elle et mon attenteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant