Je me souviens d'un matin. Il y avait du brouillard, qui persistait à s'accrocher au sol, donnant à la rue un caractère fantomatique et étouffant le moindre bruit. Je ne faisais rien de particulier. Je ne fais jamais rien de particulier. Jusque-là, je me suis simplement contenté de vivre ma vie, minute après minute, sans ne me préoccuper de rien. C'est agréable, je trouve, de s'enfermer en soi et de simplement profiter avec langueur et indolence du temps qui s'écoule. De temps à autre, une tâche m'est assignée et je l'exécute sans plaisir ni passion. Je suis habitué à fonctionner comme cela. Lorsqu'un imprévu surgit dans ma vie, je me contente de le subir avec agacement et résignation. Et c'est très bien comme ça.
Il y avait du brouillard, tout paraissait trouble et hors du temps. Je me souviens m'être dit que si elle devait apparaître, ce style d'ambiance serait un théâtre parfait pour ses déambulations. Je me suis surpris à l'attendre car j'avais un pressentiment diffus que je m'obstinais à tenir pour réel et irrévocable. Une heure est passée, puis deux, puis trois. Le brouillard s'est lentement levé pour laisser apparaître quelques rayons pâles. La rue s'est doucement animée, apportant sa faune compacte d'anonymes sans visages. Je cherchais, je scrutais, un peu déçu de m'être trompé. Ce n'est que lorsque j'ai fini par lâcher prise qu'une main s'est doucement posée sur mon épaule, immédiatement suivie d'une voix chaude et interrogative.
C'est toi ?
La main s'est vivement retirée et je conserve encore la marque diffuse de sa discrète pression sur ma peau. C'était elle. J'ai bêtement répété sa question en la détaillant. Ses grands yeux, sa peau, son sourire, son style. Comme elle était semblable à mon souvenir ! Et comme, cependant, elle avait changé ! Elle s'est penchée pour me faire la bise et son parfum n'était plus le même. Elle était émue, et moi, je ne savais plus où me mettre. On s'est installés, on s'est parlé. De tout, de rien, des banalités, des plaisanteries. Peu à peu nous nous détendions et reprenions la conversation là où nous l'avions laissée, des années plus tôt. Je ne sais pas si elle s'est doutée qu'au lieu de l'écouter, je ne faisais que l'entendre, trop occupé à l'admirer.
Un détail ne cadrait pas avec le reste. Son ton était enjoué, elle parlait avec animation. N'importe qui, en passant, aurait décrit une jeune femme tout à fait à l'aise, solaire et pleine d'entrain. Moi-même, dans un premier temps, tout à mon trouble, je ne percevais que ses traits d'humour et son grand rire. Pourtant, mon émotion laissant place à ma raison, dans ses yeux, j'ai vu une douleur indicible et persistante. Tout son être semblait vibrer de légèreté et de joie de vivre, mais pas ses yeux. Elle avait un sourire plaqué sur sa bouche, des intonations chaudes, mais ses yeux étaient éteints, curieusement vides.
Que me caches-tu ?
Mes mots sont restés en suspens et à la place, je lui ai posé une question dont je n'ai pas écouté la réponse. Elle a regardé l'heure, s'est levée en s'excusant, puis a disparu dans la foule.
Je me souviens d'un matin. Il y avait du brouillard et je me suis aperçu que je ne cessais de penser à elle. Je la convoquais chaque jour. Je la façonnais dans mes pensées, je la réinventais. Je m'imaginais la prenant dans mes bras pour la protéger à jamais. Pourtant, lorsqu'elle fût devant moi, sa douleur à vif à peine dissimulée derrière un sourire de façade, je me suis tût, affectant de ne rien voir. Et elle est partie.
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Elle et mon attente
RomanceC'est une rencontre. Ou des retrouvailles. Ou un fantasme. Mais surtout, c'est Elle. Certains passages sont un peu osés, vous êtes prévenus.