Elle et mon attente

La fête

Elle est assise derrière le volant de sa petite voiture un peu défoncée à l'aile gauche. D'un geste de la tête elle me désigne le siège passager. Je hausse les épaules en souriant.

- Alors quoi ? On va une fois au ciné, une fois au restau et maintenant on se fait la belle ?

Elle sourit et me regardant, toujours penchée à la fenêtre ouverte de la voiture, les yeux levés vers moi. Elle a mis son éternel trait d'eyeliner en virgule au coin de ses yeux de chat et a enroulé une mèche de cheveux sur le côté de sa tête, légèrement relevée et fixée au-dessus de l'oreille par des petites pinces, la mèche retombe doucement en anglaise un peu en dessous des épaules. Je reconnais sa mise en beauté spéciale soirée. Simple, sexy et légèrement vintage.

- Ne soit pas idiot, j'ai besoin d'un... « plus one »

Elle se penche sur le côté pour ouvrir la portière passager pendant que je fais le tour de sa voiture pour me laisser tomber lourdement sur le siège. Elle démarre en éclatant de rire tandis qu'elle tourne le volume de la sono à fond. Un mix électro-folk vient remplir l'habitacle. Je la regarde toujours incertain de bien savoir qui est la personne qui est à côté de moi. Elle porte une jupe patineuse en simili-cuir noire, taille haute, dans laquelle est glissée une blouse en soie ivoire un peu transparente. Au travers, je peux clairement discerner la dentelle discrète et fine d'un ensemble de lingerie raffinée.

J'ai peine à croire qu'il y a encore quelques semaines, je ne la voyais qu'à son insu. A présent elle est là, elle a déboulé dans ma vie, pétillante, mystérieuse et troublante. Elle bouleverse mes repères sans que je n'y trouve rien à redire.

- Et on va où ?

- Dans une maison de sauvages

Elle conduit avec une souplesse et un plaisir évident. Encore une facette d'elle que j'ignorais complètement. Au bout d'un moment, elle baisse le son de la musique

- En vrai, j'ai vraiment besoin que tu sois là

Son ton est anxieux. La pression de ses doigts s'est amplifiée sur le volant, c'est visible à la soudaine blancheur des jointures de ses phalanges, et la voiture a un peu ralenti. Elle se gare rapidement et se tourne vers moi.

- Il y aura l'Autre.

Je sursaute. Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'elle raconte.

- L'Autre ? C'est quoi...un ex ?

Elle secoue la tête, hésitante.

- Non, pas exactement...enfin...je ne sais pas trop...c'est...

- ...compliqué ? Suffisamment pour que t'ai besoin d'un garde du corps, alors ?

Elle hoche la tête et ouvre sa portière.

- On y est.

Je la suis sans rien ajouter et note au passage ses talons hauts, son petit sac et l'étrange fébrilité de sa démarche. Je la sens tendue bien qu'elle fasse de son mieux pour se garder une contenance. Nous traversons une petite allée de graviers fins avant d'arriver devant la haute porte d'une maison de banlieue assez cossue. Au travers de l'entrée filtrent les sons coutumiers des soirées ; cris, éclats de rires, musique forte et rythmée. L'ambiance semble être bonne.

Elle pousse la porte sans sonner, en habituée des lieux. A l'intérieur, les gens dansent et rient fort. Elle embrasse chaque personne qu'elle croise et récolte autant de sourires. Ici tout le monde semble la connaître et l'adorer. Les hommes se pressent contre elle et la couvent de regards tendres et complices tandis que certaines filles hurlent son nom avant de se jeter dans ses bras en riant. Elle me présente à tous et tous hochent la tête en m'accueillant avec chaleur et simplicité. Je ne sais pas exactement où j'ai atterri mais j'ai rarement vu des fêtes aussi agréables. L'assemblée est assez disparate, on croise un peu de tout, du petit jeune tout propret et tout sautillant au transgenre blasé, clope au bec et talons hauts.

Elle me tend une bière qu'elle a fait apparaître d'on ne sait où, fouille son minuscule sac et tire une sèche qu'elle coince entre ses lèvres rouges. Aussitôt les flammes de trois briquets viennent entourer l'extrémité de sa cigarette. Elle pouffe de rire en choisissant celle du milieu. Le chevalier servant ainsi choisi jette des regards triomphaux aux deux autres qui baissent promptement leurs briquets avant de filer plus loin. J'observe la scène un peu médusé de découvrir que son pouvoir d'attraction ne s'exerce pas uniquement sur moi.

- Ça ne se passe pas toujours comme ça !

Elle a parlé fort pour couvrir la musique et donne malgré tout l'impression de s'excuser. Je secoue la tête

- Tu n'as clairement pas besoin de moi, il y en a déjà trois qui semblent prêts à être menés à la baguette !

Soudain son regard change et devient froid. Elle semble fixer un point derrière moi. Imperceptiblement, quelque chose en elle s'est de nouveau raidi, alors qu'elle venait tout juste de se détendre. Sa clope fume au coin de ses lèvres et la cendre s'accumule dangereusement tandis qu'elle se fige un peu plus. D'un coup, la musique semble venir de loin, étouffée et à peine audible. Les gens se floutent et le temps se suspend de lui-même.

Nous ne sommes plus dans une maison cossue de banlieue, envahie par des fêtards et de la musique. Nous sommes au centre d'une scène de théâtre plongée dans le noir avec trois spot lumineux dirigés vers Elle, moi....et Lui.

- Oh que si...j'ai vraiment besoin de toi, elle murmure. Vraiment besoin de toi.