Son héros

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Marc prend un verre avec ses amis : Etienne, Sylvain et Fabrice. Ils se retrouvent régulièrement autour d'un verre, pour des échanges presqu'aussi passionnés que lorsqu'ils avaient 20 ans. 25 années ont un peu émoussé leur capacité d'emportement, le ton est plus apaisé, les sautes d'humeur moins régulières et les engueulades plus souvent jouées que réellement provoquées.

Il reste un sujet sur lequel Marc, toujours le plus entier - le plus casse-pompe soufflent ses amis dans son dos- se met dans des états qu'un jeune ne renierait pas : sa femme. L'amour de sa vie. La femme qu'il aime. Dès qu'on aborde le sujet d'Eugénie, ses yeux se mettent à briller de nuances multiples car tout y est, prêt à jaillir : l'admiration, s'il faut expliquer pourquoi il l'aime ; la fierté, si l'on en vient à se demander comment une telle femme peut aimer un tel homme ; le mépris, entier, pour celui qui se permet une boutade sur la consonance un peu vieillotte de son prénom ; l'emportement et la colère, qui fusent, si l'on met en doute son amour, sa femme, sa vie.

Marc a toujours vingt ans lorsqu'il parle d'Eugénie. Et chaque année qui passe, qui l'éloigne de sa jeunesse, le conforte dans cette certitude : auprès d'Eugénie, il aura toujours vingt ans.

Aujourd'hui, la discussion qui s'envenime, plus que d'habitude, semble arriver directement de leur jeunesse. Etienne, provocateur dans l'âme, a toujours aimé jouer avec Marc, agiter sous son nez un chiffon rouge. Et Marc, toujours, souffle, s'emballe et charge avec férocité, rudesse, comme si sa vie en dépendait. Etienne, fier de lui, a lu, hier, dans une étude, que confronté à la mort, tout homme pense à lui d'abord. Lui et personne d'autre. Et après, après peut-être, lorsque le danger est un peu écarté, il redevient l'animal social, le père, le mari.

Marc, qui a pris le sujet pour lui explique, cite, compare, veut prouver que non, bien sûr que non, l'homme n'est pas comme cela. Etienne sort alors son arme ultime, comme s'il l'avait préparée uniquement pour cette joute :

- Si Eugénie était en danger, en danger de mort, et qu'en essayant de la sauver, tu risquais, à coup sûr, la mort ? Je te dis, moi, qu'en tant qu'être humain, tu penserais à ta conservation d'abord . Après seulement, le danger écarté, tu tenterais de l'aider.

Sylvain et Fabrice interviennent, trouvent le procédé un peu caricatural : « cela dépend, de qui on est, de qui on protège, de qui nous attaque ». Ils cherchent à apporter de la mesure là où Etienne, le toréro, et Marc, le taureau ne souhaitent que du bruit, de la fureur et un vainqueur triomphant d'un vaincu agonisant.

Le ton monte, le niveau des arguments baisse avec la testostérone et l'alcool. L'irrévocable est atteint, Marc se lève, comme il s'est déjà levé tant de fois. Il se lève et pour prouver son point, il s'en va. Il sait pourtant que son départ ne prouve rien d'autre que son manque de maitrise de soi. Et que s'il avait obtenu la victoire, sa fuite l'en priverait. Mais c'est plus fort que lui : en général il s'emporte, et en particulier sur Eugénie, il devient fou.

Il rentre chez lui, à pied. A peine a-t-il marché cent mètres, ressassant les arguments d'Etienne, les siens, qu'une angoisse l'étreint. Et si Eugénie était en danger. Si cette discussion n'était qu'un avertissement. Lui, athée, cartésien, qui ne croit en rien, qui se fait un malin plaisir à démonter tous les pseudos mystères, perd tout sens du réel dès qu'il craint de perdre Eugénie. Il rentre vite, il marche vite, il court presque. Arrivé à quelques mètres de chez lui, il ralentit, marche plus calmement. Conscient du ridicule de sa démarche, il ne veut pas inquiéter Eugénie en arrivant essoufflé, paniqué.

Il entre dans le hall de l'immeuble, il monte, à pied, lentement, les étages. Met la clef dans la porte, ouvre la porte. Lorsqu'il a pénétré dans l'appartement, il le respire, il cherche à s'imprégner de l'ambiance. Il cherche cet indicible, cet indiscernable qui fait que l'on sait, que l'on sent, s'il y a une personne ou pas dans un appartement. Il est rassuré. Il sent une présence et cette présence lui parait familière. Il se dirige vers la chambre car il n'entend aucun autre bruit de PC, télé ou radio. Elle doit lire. Il pousse la porte, presque soulagé, car son angoisse revient comme une lance.

Nouvelles noires pour se rire du désespoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant