Le sourieur

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Le vieux monsieur entra dans la rame de métro, sans que personne ne lui prête attention. Personne ne prêtait jamais attention au vieux monsieur. D'aussi loin qu'il se souvienne, il était toujours passé inaperçu.

Il s'assit dans le métro, un de ces nouveaux métros sur la ligne 6, sans séparation entre les wagons. Il trouvait cela plus convivial. Tout le monde était dans le même wagon, tout le monde partageait le même voyage. Il attachait beaucoup d'importance à la convivialité. Il vivait seul, mais n'imaginait pas vivre sans les autres.

Il observa les gens autour de lui. Le métro n'était pas bondé. Il y avait du monde, mais rien d'oppressant. Il pouvait examiner les gens, les étudier : des visages plutôt fermés, les yeux rivés sur les téléphones portables pour la plupart, avec des écouteurs pour beaucoup d'entre eux. Chacun dans son monde. Le vieux monsieur n'aimait pas cela, mais il comprenait. Il comprenait que lorsque l'on n'a plus rien à partager, la tentation est grande de se refermer, de faire un, plutôt que de faire plein. Il comprenait ces choses-là. Il les avait vécues et s'il avait toujours résisté à cette envie de se couper des autres, il comprenait la lutte, il la comprenait trop bien.

Sur la vingtaine de personnes dans son entourage immédiat, il constata que plus de 10 regardaient leurs portables, 3 ou 4 avaient un livre ou une liseuse et les autres restaient le regard dans le vide, tendus, stressés, inquiets, faisant la tête. Il sourit.

Il regarda l'homme en costume assis à sa gauche. L'homme ne tourna pas la tête, mais fit un mouvement des yeux. Il était inquiet de cette intrusion, mais ne voulait pas montrer qu'il en avait conscience. Rassuré par ce coup d'œil latéral, certain que le vieux n'allait pas lui parler, il replongea dans son téléphone.

- Vous allez bien ? lui demanda le vieux monsieur.

Il avait parlé fort. Il avait parlé de cette voix un peu trop forte qu'ont souvent les désaxés, les malheureux, les gens perdus dans le métro ou dans la vie. Il parlait de cette voix qu'utilisent ceux qui sont si loin, qu'ils pensent qu'en hurlant, on les entendra mieux. Le vieux monsieur avait la même voix, ou plutôt le même ton, mais il ne semblait pas perdu.

L'homme en costume assis à côté était partagé. Entre la peur de cet inconnu, l'envie de se lever pour s'éloigner et la crainte du ridicule. Il hésita, mais laissa passer trop de temps pour pouvoir se lever naturellement. Le vieux monsieur le savait. Les gens voulaient se lever, ils voulaient partir, mais ils n'osaient pas. Ils n'osaient presque jamais. Alors l'homme au costume répondit calmement, mais sans sourire :
- Ça va oui.

Le sourire du vieux monsieur s'élargit et dans ce sourire triste qui lui mangeait tout le visage, on lisait de la joie et de la souffrance. Laurent voyant ce sourire, ajouta :

- Merci.

Et il reprit sa lecture.

- Vous ne me demandez pas comment je vais ? continua le vieil homme.

La femme au foulard assise en face de Laurent leva la tête de son téléphone et observa, avec une certaine gêne, cet échange. Laurent commençait à regretter de ne pas s'être levé. Pourtant, il tenta de faire bonne figure :

- Si, bien sûr. Vous allez bien ?

Le vieil homme éclata de rire. Un grand rire fort, net, sain et il prit le wagon, c'est-à-dire le train entier, à parti.

- Ah, vous entendez ça, il me demande si je vais bien !

Plusieurs personnes levèrent la tête, agacées, embarrassées, surprises. Encore un vieux fou qui allait gâcher leur voyage. Elles n'avaient vraiment pas besoin de cela en ce moment.

- Madame, vous avez vu, le monsieur m'a demandé comment j'allais. Qu'est-ce que vous croyez ? Vous diriez quoi vous ?

Et la femme au foulard observa ce vieil original, tenta d'y déceler cette folie qu'elle supposait, mais resta perplexe. Il souriait toujours, alors elle sourit à son tour :

Nouvelles noires pour se rire du désespoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant