Le dernier de cordée

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Laïla arriva tout sourire chez le dentiste, fébrile, enthousiaste. Elle souriait toujours en pénétrant dans la salle d'attente. Tous les patients arboraient le même air détaché, léger, presque joyeux. Elle choisit un fauteuil en cuir de buffle pleine fleur et y somnola paisiblement.

– Madame Zanetti ?

Elle ne connaissait pas le nouveau praticien, mais une chose n'avait pas changé : rien ne ressemblait plus à un dentiste qu'un autre dentiste. Elle lui serra la main et ils se dirigèrent vers son cabinet.

– Installez-vous.

Laïla remarqua l'absence de cette déférence que tous les dentistes déversaient comme pour s'excuser de la douleur qu'ils allaient infliger.

– Ouvrez la bouche. Ah oui, une belle carie, avec une infection.

Il retira son instrument, Laïla referma la bouche puis demanda, radieuse :

– Ça va faire mal ?

Et le professionnel, tout sourire :

– Ça va picoter pour vous. Mais quand la roulette attaquera l'abcès, j'en connais un qui va regretter d'être né.

– Vous le connaissez ? interrogea Laïla, sincèrement surprise.

– Non, c'est une formule mais qui que ce soit, croyez-moi, il va apprendre le zouk.

Et ils rirent de concert, lui satisfait de sa blague, elle rassurée d'échapper à ce qu'il décrivait.

Le dentiste lança la roulette et pénétra l'abcès.

*

Ismaël ouvrit les yeux, le cœur dansant dans sa cage thoracique.

– Oh non, qu'est-ce que... Ah.

Il se prit la mâchoire, la tête, espérant, contre toute raison que la douleur disparaisse, mais cela durait, durait et durait encore.

*

– Vous me dites quand vous voulez fermer la bouche. C'est pas agréable de laisser ouvert trop longtemps. Ça va ?

Laïla hocha la tête.

– Alors je continue, s'enthousiasma le dentiste.

*

Ismaël pleurait, sans interruption. La douleur liée aux dents, il n'imaginait rien de pire. Une tige chauffée au fer blanc dans le cul, peut-être. Un arrachage d'ongles à la tenaille, surement. Mais dans son monde, les dents régnaient en maitre sur la souffrance.

– Qui se fait rougir le cul au métal brulant ? Rarement des rupins, donc peu de chance que ça nous retombe dessus. Non, cherche pas, dans l'éventail des merdes qu'on se récupère, les ratiches, c'est l'apocalypse.

Il en discutait souvent avec Estelle qui défendait la pratique :

– C'est la vie écoute. Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme.

Ce qui irritait profondément Ismaël :

– On en reparlera le jour où tu te chopperas un mec avec le cancer de la peau. On verra si tout se perd et compagnie.

À quoi Estelle objectait :

– Quand bien même, ça ne durerait pas longtemps. Je récupérerais un truc plus doux après.

– Mais tu n'en sais rien. Ça va qu'il y a peu de donneurs, mais imagine que la pratique se généralise. Comment on fera ? Plus il y aura de donneurs, plus les receveurs mangeront sévères. Merde, avec une espérance de vie à quatre-vingt-dix ans et une moyenne d'âge de cinquante-cinq ans, ça commence à piquer.

Nouvelles noires pour se rire du désespoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant