L'empathie à tout prix

65 11 12
                                    

Personne n'avait apprécié la proposition du sénateur Roscovitch. Le sénateur Cogan avait quitté la salle dans l'instant. Les autres avaient ri. Non, décidément, personne n'était emballé. Roscovitch était pourtant convaincu qu'il tenait le seul moyen de sauver l'humanité.

Depuis 50 ans, les guerres avaient succédé aux guerres. La défaite de l'état islamique ou la victoire de Trump n'avaient rien arrangé. De multiples incidents, conflits, attentats, massacres surgissaient perpétuellement. Parallèlement, la terre avait continué à devenir plus petite et les gouvernements internationaux à grandir. Malgré tout.

Cinquante ans plus tard, la paix n'était plus qu'un lointain souvenir. La terre était gouvernée par un conglomérat d'entreprises, d'intérêts privés et de quelques représentants de l'état, enfin de ce qu'il en restait : les Mille. Mille sénateurs et sénatrices.

Les Mille incarnaient des millions, des milliards d'intérêts personnels. Chacun faisait partie d'une corporation, d'un petit groupe, d'une petite communauté et personne ne cherchait à sortir de son groupe. La jalousie, la rancœur, la haine de l'autre avaient grandi naturellement.

Mais, au bord du gouffre, le sénateur Roscovitch pensait tenir la solution. Il avait hurlé à la tribune :

« L'empathie, il nous faut développer l'empathie chez nos sœurs et nos frères humains ».

Ce type de discours risquait peu de prendre chez des hommes et des femmes qui se complaisaient dans un monde où une poignée, dont ils faisaient partie, possédait tout, tandis que le reliquat, soit quelques milliards d'humains, se déchirait pour les restes.

Malgré l'humiliation première, la promesse de l'échec, Roscovitch avait consacré toute sa vie à faire accepter sa proposition.

Son grand œuvre, sa volonté de réunir ses frères humains dans l'empathie était restée lettre morte. Eut-elle progressé d'un iota que ce fut Roscovitch que l'on eut retrouvé mort.

Mais aujourd'hui, son disciple, Evgueni Sandero, qui avait observé les échecs de Roscovitch était bien décidé à obtenir des résultats. La manière douce, la persuasion avaient échoué. Restait la manière forte.

La proposition de Roscovtich était saine et censée. Il ne voulait pas créer des églises d'empathie ou autres bondieuseries de ce genre. Non, il avait constaté, sans aucun doute, que partout, tout le temps et chez tout le monde, la source de tous les problèmes venait de l'incapacité d'un être humain à se mettre à la place d'un autre. Mais dès lors que vous pouviez déclencher l'empathie chez quelqu'un, il ne pouvait plus rire de l'autre, plus tourner la tête.

Et pour Roscovitch, tous les problèmes de l'humanité venaient de là. Tous. Il n'y avait plus besoin de gouvernements si les humains faisaient preuve d'empathie les uns envers les autres.

Au fond de lui, Roscovitch, survivant d'une époque révolue, savait bien que les gouvernements n'avaient fait que surfer sur les plus bas instincts des humains, les développant, en jouant, s'en nourrissant. Lui avait hérité son siège de son père et était né avec des capacités d'empathie presque infinies. Mais il restait une exception, une survivance d'un monde oublié.

Son constat, qui ne souffrait aucune exception selon lui, était limpide : si vous forciez un humain à vivre dans les chaussures d'un autre, ne serait-ce que quelques jours, il en garderait toute sa vie de l'empathie pour les problèmes qu'il avait vécus dans ces chaussures. Et l'empathie étant comme un muscle, il suffisait de donner l'impulsion nécessaire pour qu'elle embrase le monde. Mais cette étincelle devait apparaitre dans un système conçu pour que l'empathie ne triomphe jamais.

Jusqu'à cette invention magnifique. Les 9 milliards d'êtres humains, à quelques exceptions, étaient tous connectés au cloud mondial. Plus précisément, ils y étaient stockés. Cela faisait longtemps que l'on savait transférer le cerveau d'un humain dans le corps d'un autre. Cela arrivait régulièrement lorsqu'un riche avait besoin d'un corps sain, moins dans l'autre sens. Cela posait d'innombrables problèmes, mais enfin c'était possible.

Nouvelles noires pour se rire du désespoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant