2 : Kevin

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     Je fais un large dérapage en arrivant devant l'entrée de l'immeuble, puis je gare mon scooter précautionneusement. L'autre rabat son sac sur le dos pour se diriger vers le supermarché.

     - Oublie pas les chips au vinaigre!

     - Tu sais quoi? Débrouille-toi. Tiens. Elle se retourne, me fourre la liste et l'argent dans les mains, puis ajoute : je dois terminer une dissert' pour demain, de toute façon. Même quand elle s'énerve, elle a dans la voix une sorte de lassitude.

     Ah, non. Pas aujourd'hui !

     - Mais y a un match de foot dans vingt minutes! Et...

     - Plus tu parles, plus tu perds du temps, remarque-t-elle, en affichant une ébauche de sourire sournois.

     Et avant que je ne puisse répliquer, elle se précipite dans la cage d'escalier.

     - C'est pas bientôt fini, ce boucan ?! Gueule madame Freymond par sa fenêtre, deux étages plus haut. La pauvre vieille a tendance à perdre la boule depuis la mort de son mari.

     Shootant dans une canette pour me calmer et jurant, je pivote vers la place du marché, balayant des yeux le post-it froissé.

     - 'lut, Freddo! Dis-je en entrant dans la supérette.

     - Hé, Kev'! C'est pas ta sœur qui vient aujourd'hui?

     - Hé nan, tout change... Dis-moi, il te reste des chips au vinaigre?

     - Par ici. Et ta mère, ça fait un moment qu'on l'a pas vue?

     - Normal : en ce moment elle est serveuse au kebab à coté du métro avec des horaires de merde.

     - Ah, regarde moi, se lamente-t-il. Des journées de quatorze heures, ça vous use ! Ta mère au moins a des enfants pour la soutenir...

     Une bouffée de culpabilité me submerge en pensant à ma mère. Quel soutien je lui apporte ? Mais je me ressaisis.

     - Bon ça fera trente euros et six centimes mon grand.

     - En voilà trente-cinq! Garde la monnaie, t'inquiète. À plus.

      Je sens le regard du marocain dans mon dos tandis que je m'éloigne vers le bureau de tabac. Je prend des clopes, puis fonçe à l'appart' pour ne pas louper le match. Sur le chemin, je croise un type. La trentaine, blouson en cuir, regard mauvais, une vilaine cicatrice sur la joue gauche. Il marche vers la supérette d'un air décidé et brutal. La clientèle de Freddo se dégrade.

      Arrivé au cinquième, je tambourine furieusement à la porte, maudissant Fraymond. Mara m'ouvre.

      Elle a noué ses cheveux bruns avec un bic rouge. Ça lui va plutôt bien, dégageant son visage et ses yeux bleu et gris. Mais qu'elle ne compte pas sur moi pour le lui dire. Me faufilant dans le couloir, je me jette sur le canapé en une grâce toute étudiée et attrape la télécommande.

     - Tu ne ranges pas les courses?

      Son intonation est entre le soupir et la résignation. Lamentable.

     - Tu sais quoi? Démerde-toi !

      Je crois avoir le dernier mot, mais il retentit, dehors, lointain et trop proche à la fois. Un coup de feu. On se fixe mutuellement, le ventre noué, le cœur en alerte. Des tonnes de questions se partagent mon cerveau. On se précipite vers le balcon. Je me sens... stupide, égoïste, centré sur ma flemme tandis qu'un drame se produit juste en bas de chez moi.

Hina et la LuneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant