La vie est étrange. C'est lorsque la mienne connaît son deuxième plus grand bouleversement que notre ange gardien se manifeste. Cette personne qui vivait près de moi, dont le regard bienveillant pesait chaque jour sur mon dos, faisait jusqu'ici partie de ma vie sans y jouer un rôle particulier. Ce protecteur, à nos cotés depuis hier soir, est là, à remettre nos vies en marche, en ordre, tandis que nous restons immobiles, choqués, prostrés. À peine conscients, Mara et moi sommes juste capables de nous tenir la main et de nous mettre en boule sur le canapé, les joues trempées, le nez dégoulinant.
Freddo passe des appels, organise l'enterrement de notre mère depuis notre salon, contacte notaires, assistantes sociales. Sa voix passe dans nos oreilles comme le bruit d'une radio, arrière fond sonore vague.
Il m'explique, plus tard dans la journée, me sentant un peu plus réceptif que ma sœur, qu'un de nos oncle et sa femme vont devenir nos tuteurs. Ils vivent en Polynésie, sur une île au nom imprononçable. Il est obligé de nous laisser aux mains des assistantes sociales qui organiseront le voyage et transféreront nos affaires au domicile de nos nouveaux parents.
Je hoche la tête et l'aide mécaniquement _ je dois être flippant avec cette figure vide de pantin hébété _ à fourrer tous nos vêtements dans quatre valises.
Le dernier soir dans l'appartement, je dors pour la première fois depuis la mort de Maman. Je fais un rêve, un homme habillé en noir secoue ma mère inerte et ensanglantée devant mes yeux, revolver en main.
Le lendemain, Freddo revient. Il me découvre debout dans l'entrée, l'attendant. On se fixe pendant un moment, lui par prudence, moi tentant de former une phrase dans ma tête.
- Le coup de feu... Qui a tiré sur ma mère ?
Ma voix est suppliante, et je pense à Mara qui mélange les intonations depuis que Papa nous a quitté. Freddo se racle la gorge.
- Un fugitif. La police a réagi au quart de tour, ils le recherchaient. Ils l'ont arrêté le jour même.
Il avait appelé les flics. Bien sûr. Et, moi, je viens à peine de piger que ma mère avait été victime d'un meurtre. J'opine du bonnet une fois de plus.
- Bon. L'enterrement a lieu cet après-midi. Je vous dépose à l'ASE et on se revoit au cimetière, annonce-t-il.
Mara est dans sa bulle. Elle ressemble a une petite fille traumatisée. J'imagine les images qui défilent en elle. Papa dans une chambre d'hôpital. Papa, maigre, malade. Le mot énorme, fascinant et répugnant de cancer qui fait son entrée dans nos enfances toutes roses. Cette période remonte à mes cinq ans, tout est assez flou dans ma tête. Je n'avais pas l'âge de comprendre pourquoi il ne serait plus jamais là. Il ne reviendra plus. Ma mère me berce, elle a l'air d'une folle. Mara nous regarde passivement.
Mon esprit refuse d'écouter les paroles du curé, de prêter attention aux vieux qui emploient leur temps à se rendre aux enterrements de personnes qui leur sont inconnues. Le cercueil s'enfonce dans la tombe. Mara y disperse mollement sa minuscule poignée de terre.
Une colère monte en moi, et je presse la mienne dans mon poing, jusqu'à m'en mettre plein les ongles. Je la balance comme j'aurais craché sur cet enfoiré qui a emporté sa vie dans un accès de panique. Je halète, me redresse. Je cligne des yeux, surpris par mon soulagement. L'émotion est si puissante que je pleure à nouveau. Ma sœur ne bouge plus, elle est si frêle sur le moment que Freddo la tient par les épaules. C'est la dernière image que j'ai de lui.
Le soir, on se retrouve dans une chambre avec deux lits simples, très sobre et très petite, dans un foyer. Mara, toujours muette, enfile une chemise légère et se glisse sous la couette, totalement blasée. Elle dort comme un bébé, et je passe la moitié de la nuit à regarder ma sœur retournée à l'état larvaire.
Les chichas, les terrains vagues et les bécanes qu'on s'amusait à démonter paraissent si loin de mon univers tout neuf. Les wesh, les thugs, un son de rap toujours dans l'écouteur, tous ces types qui crachent, fument, tout ça n'est qu'une partie de la vie, je réalise alors que je croyais en faire mon quotidien. Ma mère me demandait toujours ce que je voudrais faire plus tard. Je n'en ai aucune idée, je n'ai jamais eu d'autre passe-temps que les cours où je ne faisais pas grand chose non plus.
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Hina et la Lune
Fiction généraleMara et Kevin, lycéens, vivent dans une banlieue avec leur mère. Hina et Nateo, jeunes polynésiens, mènent une vie secrète sur une plage mystérieuse. Leurs vies vont s'entremêler, et ensemble, ils protégeront le secret de Hina.