9 : Nateo

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      Le brouhaha des élèves envahit l'air tiède d'un nouveau lundi. J'essaie de me concentrer sur le cours de sciences de la semaine dernière, en vain. Mes joues sont douloureusement tendues par un sourire niais. Il s'est imprimé là, malgré moi. Mon père est dans toutes mes pensées. Depuis son retour samedi, j'ai l'impression de revivre. Mais j'ai un peu de mal à gérer tout ce bonheur. C'est comme trop d'air d'un coup pour une seule personne accoutumée à sa petite ration d'oxygène, à juste ce qu'il faut pour continuer à avancer. J'aimerai qu'il soit fier de moi, que je vaille assez à ses yeux pour qu'il abandonne ses voyages et qu'il reste vivre avec nous. Alors je reste là, depuis mes dix ans, dans l'espoir qu'il soit plus présent et qu'il joue son rôle de parent auprès de Hina. Ainsi, je pourrai enfin prendre ma vie en main. Les bonnes notes jonchent mon parcours scolaire. C'est ce que je peux faire de mieux en attendant d'être ambitieux.

      Personne ne sait ce que je ressens vraiment, heureusement. Au lycée, j'ai peu d'amis, je me tiens à distance, je dois réprimer mes émotions. Je sais que ce n'est sans doute que de l'orgueil, mais ce masque ténébreux me permet de me protéger de la cruauté des autres. Pour eux, chaque faiblesse est un appel à la persécution, au harcèlement acharné dont sont victimes les plus sensibles, les différents, les timides, les peureux, ceux qui aimeraient être aimés de tous. Et puis, si j'offrais ma confiance, je mettrais en danger ma sœur, pour qui je représente la seule valeur sûre, la seule protection.

     Cinq minutes avant la sonnerie du début des cours, Keona se détache de son groupe d'admirateurs et s'approche de moi. Je garde les yeux rivés sur mon cahier et transforme mon rictus en une moue d'assurance décontractée. Elle marche sous le préau tel un mannequin dans un défilé de mode, les cheveux au vent. Ses jambes luisent sous la lumière du matin. Un passage s'est formé dans son sillage. Ma jeune amie est solaire. Un type se recoiffe quand elle me salue de la main. Il agite timidement la sienne puis la laisse retomber quand il saisit qu'elle s'adresse à moi. Ses potes, hilares, lui tapent l'épaule pour le réconforter.

     Salut ma belle. J'ai cru que tu m'avais oublié. Dis-moi, je commence à me demander s'il te reste des pantalons, je souligne en baissant les yeux sur son short.

     Ici, même en plein novembre, on se tape du vingt degrés à huit heures du mat', je m'adapte, c'est tout, souffle-t-elle, audacieuse. Au fait, ça y est, ils sont arrivés !

     Je mets un moment à comprendre qu'elle parle de ses cousins. Elle semble radieuse, omettant que les deux intéressés viennent de devenir orphelins. Qu'est-ce qui est le pire ? Perdre sa mère avant même de l'avoir connue, au point de ne pouvoir se souvenir son odeur, sa voix, ses caresses, ou de devoir souffrir de son absence après l'avoir côtoyée pendant des années ? Je trouve Keona sacrément égocentrique. Elle voit ses nouveaux frères et sœurs comme un énième cadeau de son père.

      - Ils reprennent les cours lundi prochain, mais tu peux les rencontrer avant si tu passes à la villa, poursuit-elle, inconsciente de mes interrogations à la frontière du macabre.

     Je ne pense pas que ma meilleure amie soit seulement une enfant gâtée et égoïste. Elle veut prouver qu'elle peut être une héroïne, à sa façon. Même si elle n'en perçoit pas les contours, elle imagine autant qu'elle peut la douleur de ses cousins. Elle voudrait essayer de les soigner, de les rendre heureux. Je dois être quelqu'un de trop pessimiste pour croire qu'ils ont encore leur chance.

     Elle rassemble ses cheveux le long de son épaule, pour signifier que le sujet est clos. Ses yeux se plissent de malice. C'est drôle de sentir qu'on peut capter le fonctionnement d'une personne aussi imprévisible. Je sais qu'elle va me partager un secret, du genre puéril d'après son rire étouffé, celui de nos treize ans maladroits.

Hina et la LuneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant