III. Chloé : L'ombre s'étend dans l'infini

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I.

Chloé était rentrée chez elle tard le soir. Elle avait déposé ses affaires dans l'entrée et n'avait pas prononcé une parole pour sa tante et son cousin. Elle avait monté les marches, elle s'était sentie plus lourde que jamais, elle avait un regard éteint derrière ses lunettes noires. La jeune femme avait lentement poussé, puis refermé la porte. Son esprit glissait sur ses pensées avec une mélancolie diffuse, qui faisait comme une brume dans l'entrelacement de ses idées.
Elle touchait les objets de sa chambre sans ne plus leur en trouver d'intérêt. Sa table de nuit qui portait des livres qu'elle avait déjà lus cent fois, son lit dans lequel elle se réveillait sans cesse entre 3h et 5h du matin sans jamais ne pouvoir se rendormir, sa chaîne hifi qui passait des sons pour lesquels elle ne ressentait plus rien, son ordinateur qui contenait des écrits pour lesquels elle n'avait plus d'inspiration. Chloé sentait passer sur sa vie comme un néant qui provoquait l'absence de tout plaisir et elle sentait sous sa langue comme un goût âcre.

Chloé voulait crier, balancer les objets contre les murs. Chloé voulait déchirer toute sa vie et en faire des confettis. Chloé voulait se cogner la tête contre les meubles, pleurer ce qui lui restait d'elle. Mais Léna et Justin étaient là, ils allaient l'entendre, venir, lui poser des questions, la consoler, elle devrait répondre, subir leur pitié. Et elle s'y refusait. Et puis, Chloé ne savait plus pleurer depuis longtemps.

La dernière fois, c'était en été. La petite revenait de l'école. Étrangement, ses camarades avaient plutôt bien accepté son handicap. Certains enfants s'étaient montrés moqueurs et avaient voulus être cruels avec elle. Mais elle savait raconter des histoires pleines de couleurs et de magie, alors les autres enfants avaient gardé de la sympathie pour elle et l'avaient défendue. Leur émerveillement pour son imagination s'était même accru depuis qu'elle était aveugle. Ils écoutaient ses mots couler béatement, comme un ruisseau d'eau claire. Parfois même, sa maîtresse venait l'écouter dans la cour, c'était à la récréation. Pour récompenser la petite Chloé de la fluidité de son langage et de la grande imagination dont elle faisait preuve, elle venait lui donner un morceau de chocolat. Elle avait presque 6 ans. Son handicap s'était déclaré un peu avant ses 5 ans, à la fin de l'année. Mais ses parents l'avaient d'abord enfermée par honte, prétextant une maladie. Puis, elle avait été punie par eux de sa cécité, un peu trop fort peut-être. Elle est restée quelques semaines à l'hôpital, une chute dans les escaliers de l'immeuble, d'après son père. Ce qui fit qu'elle était revenue à l'école à la rentrée suivante. Mais ce jour là, quand Chloé revenait de l'école du haut de ses 6 menues années, elle avait une fleur dans la main. C'était une petite violette. Chloé était joyeuse, elle ne voyait pas sa fleur, mais elle en sentait l'odeur et la douceur des pétales. Et surtout, elle sentait toute l'affection qui se trouvait dedans.

- C'est toi, Chlo' ?
- Oui, maman.

Chloé avait posé sa fleur sur le bar et s'apprêtait à rejoindre sa chambre.

- Chloé ? Qu'est-ce que tu fais avec une violette ?
- C'est Nicolas qui me l'a offerte ! Il m'a dit que j'étais jolie, répondit-elle innocemment.

Chloé entendit des bruits de pas et le bruit de quelque chose qu'on referme. Elle sentit soudain la main ferme de sa mère sur son bras.

- Qu'est-ce qu'il a dit d'autre ?
- Maman ! Tu me fais mal !
- Réponds, Chlo' !
- Il m'a dit que je n'avais pas à avoir peur des garçons qui m'embêtaient, et qu'il allait m'accompagner à l'école maintenant. Et..., ajouta-t-elle avec les larmes aux yeux. Qu'il m'aimait bien.
- Ne dis pas n'importe quoi ! s'emporta sa mère. Les garçons ne peuvent pas t'aimer et tu n'es pas jolie ! T'as compris ? Il te raconte des mensonges, Nicolas. Dis-lui de ne pas venir te chercher à la maison pour t'accompagner, sinon la police va venir et tu te retrouveras toute seule et sans nourriture !

Chloé avait ouvert de grands yeux effrayés, pleins de larmes.

- Et puis, reprit sa mère, c'est bien que tu n'aies pas quelqu'un avec toi contre les garçons qui t'embêtent. Il faut bien que tu te rendes compte l'erreur de la nature que tu es, et ils t'aideront à le réaliser. Et arrête de pleurer, tu es encore plus repoussante.

La petite avait ravalé ses larmes et avait compris que ce qu'elle avait entendu se fermer était la poubelle, dans laquelle était désormais sa fleur. 

II.


- Chloé ?

La jeune femme releva la tête de son assiette, émergeant de ses pensées.

- Tu n'as pas faim ? demanda Léna.
- Non, j'ai grignoté avec Léo avant de rentrer.

Chloé sentit peser le regard de sa tante sur elle.

- Tu es sûre que ça va ? Tu m'as l'air particulièrement morose ces temps ci.
- Je suis juste fatiguée.
- Tu travailles trop.
- Je travaille juste assez, répondit la jeune étudiante, agacée.

Chloé se leva de table et se tourna vers la porte.

- Ne te renferme pas sur toi-même, Chlochette. Il n'en ressort jamais rien de bien.

La jeune femme se figea un instant, puis elle referma tristement la porte derrière elle et monta dans les escaliers. Elle entra dans la salle de bain et s'appuya sur le lavabo. Elle avait du mal à respirer. Elle ouvrit l'eau froide et mit sa tête en-dessous. Le jet d'eau martelait ses tempes et glaçait son crâne. Elle se sentit seule au monde dans sa petite salle de bain, et n'ayant pourtant besoin de personne. Une boule lui monta dans la gorge et elle sentit ses yeux se mouiller. Ça n'allait jamais plus loin qu'un début de pleurs. Et cette impossibilité à évacuer toute sa peine et sa désolation lui brisa le coeur plus intensément. Chloé se mordit la lèvre et resta la tête sous le robinet. Elle resta là, presque inconsciente, tout son être engourdi. Elle cessa de réfléchir pendant de longues minute, seulement les yeux fermés, laissant la douleur l'envahir sans la combattre.
Elle finit par entendre son cousin qui frappait à la porte. Chloé se releva à contrecoeur, elle ouvrit la porte, sans même prêter attention au petit Justin qui la regardait sortir d'un air presque effrayé. Elle s'enferma dans sa chambre et ouvrit la fenêtre, laissant l'air froid entrer et faire frissonner sa peau sur laquelle dégoulinaient ses cheveux. Elle voulait encore être anesthésiée par le froid, se sentir comme en dehors de son corps, loin d'elle, loin de tout. Mais elle ne savait pas où aller d'autre. Rien ne semblait accueillant, rien ne l'attirait. Elle se trouvait sans échappatoire, dans un monde où il n'y avait de place pour elle nulle part.

Le soleil sous la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant