XIII. Chloé : les lueurs qui se noient remontent à la surface.

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Noëlle était rentrée quelques minutes seulement après leur premier baiser. Ses parents l'avaient appelée, inquiète de son absence et Noëlle leur avait menti sur l'endroit où elle se trouvait. C'était sûrement ça qui avait blessé Chloé. Elle entendait encore le malaise dans sa voix, dans les dernière paroles que son amie lui avait adressées. Alors ce fut tout un tas de tourmentes, de pas circulaires dans la petite chambre, de petites névroses. Plus le temps passait, plus l'obscurité de sa douleur reprenait le dessus, s'enrichissait de ce baiser qui était une faiblesse avouée. Et qui était désormais un outil de plus à sa peine.
Chloé se sentait si bête, et si torturée. Les joies de l'amour lui apparaissaient en pleine figure, en même temps que ses troubles les plus terribles. Dire qu'elle s'était laissée faire, dire qu'elle avait cédé à son attirance. Mais Noëlle avait dû trouver son baiser trop maladroit, avait dû être dégoûtée de ses lèvres ou de la courbure de sa taille sous sa main. Oui, c'était sûrement cela.

Quelle imbécile.

Chloé tournait en rond. Toutes les émotions qui étaient passées en elle depuis que Noëlle avait frappé à la porte de la salle de bain lui revenait peu à peu, et le mécanisme de la dépression reprit ses droits : L'espoir, la joie, la surprise, l'attirance, la tendresse s'effacèrent au bénéfice des plaies les plus ouvertes et les plus profondes. Chloé voulait se dire qu'elle n'avait pas peur. Mais elle avait peur. Qu'elle n'était pas faible. Mais elle ne l'avait jamais autant été. Et désormais, l'amour de Noëlle lui devenait impossible comme une évidence.

Elle s'allongea sur son lit dont l'un des oreillers portait encore l'odeur de Noëlle. Elle se rappela alors ses lèvres mouillées, la douceur de sa peau, la courbe de son nez retroussé, l'épaisseur de ses cheveux, la chaleur de sa main sur sa taille. Les frissons. Aimantée. Chloé pouvait jurer que si cela avait duré davantage, elle aurait bien laissé ses mains parcourir tout le corps de son amante. Elle rêvait de la sensation que devait avoir chaque parcelle d'elle. Et elle se doutait que ce devait bien être aussi doux que sa voix, ou que sa joue.

Mais elle l'aimait tellement que ça lui crevait le coeur. Bordel.
Le couteau tournait en elle et le sang coulait comme des pleurs.

"Creuse, creuse cette haine de moi-même. Amour qui me détruit, que je n'avais pas reconnu, qui m'a faite vivre à mon insu. Fais-moi mourir. Sois le coup de grâce de la guerre que j'ai menée sans répit. Je suis fatiguée de me battre. L'épée est lourde et le bouclier tordu, et mes muscles ne marchent plus."

La vitesse à laquelle tout le défaitisme de Chloé était monté en elle était impressionnant, inconcevable. En quelques heures, sans transition, de vie à survie. Sans transition d'amour à haine.
On soupçonne bien mal et bien peu les effets de la dépressions. Mais qu'ils sont grands. Le rien nourrit le déplaisir. Le peu suffit à vous détruire. Et vous l'aidez  vous-mêmes à vous nuire. Une fois que le processus est enclenché, il est quasiment irréversible à moins de psychothérapie ou anti-dépresseurs. Mais le silence de Chloé ne l'avait pas permis. Alors elle se rongeait le coeur comme on se ronge les ongles ; lentement, par petits bouts et jusqu'à ce qu'il n'y ait plus moyen de protéger ce qui est vulnérable.

Tout à coup, on frappa à la porte.

- Oui ?

Chloé reconnut le pas hésitant de sa tante. Elle lui dit que Noëlle était au téléphone. Alors son coeur se mit à battre plus vite. Répondre pour espérer comprendre ou refuser par rancune et fierté ?
Elle attrapa le téléphone.

- Allô ?
- Hey, je suis désolée d'être partie précipitamment.
- Il n'y a pas de mal, dit Chloé en pensant plutôt au mensonge qu'elle avait donné à ses parents.
- Tu sais, je crois que je vais être franche avec toi (Chloé retint sa respiration). Mes parents n'accepteront jamais mes sentiments pour toi, et je ne veux pas perdre mes parents.
- Donc tu choisis de me perdre ? demanda la jeune aveugle, la gorge serrée.
- Non plus, je ne choisis pas. Le choix te revient à vrai dire. Ou tu acceptes une relation cachée et vécue par fragments, ou tu n'acceptes rien du tout.
- ...
- Je suis désolée, Chloé. Vraiment. Je t'aime. 

Chloé serra fort le téléphone dans sa main. Qu'il était bon d'entendre ça, que ça faisait chaud à l'intérieur. Un instant, l'océan de Chloé eu les apparences lisses d'un lac. Elle dit finalement :

- J'accepte.

Il s'agissait de choisir entre la vie et la mort. Chloé se raccrochait à la vie. Pourquoi ? Elle n'aurait pas su le dire. Elle se laissait une seconde chance, ou peut-être voulait-elle goûter à quelque chose qui ressemblait réellement à du bonheur avant de passer de l'autre côté.
Elle entendit Noëlle pousser un soupir de soulagement à l'autre bout de la ligne.

- Ecoute, je crois qu'on a pas mal de chance, sur le coup. Nous sommes voisines, ça facilite les choses. Et puis, mes parents ne se douteront jamais que je suis avec toi pour autre chose qu'un moment entre amies.
- Alors pourquoi tu leur as menti ? lâcha enfin Chloé.

Noëlle marqua un temps de silence.

- Je ne sais pas vraiment, elle hésita. Je pense que je culpabilisais trop. J'ai cru pendant un instant qu'il penserait tout de suite que je t'avais embrassée si je leur disais que j'étais avec toi. Je sais, c'est idiot, dit-elle avec un rire nerveux. Mais mon cerveau a raté quelques connections à ce moment là.

Chloé sourit. Elle oscillait entre la tristesse de savoir qu'elle avait honte de l'aimer, et le bonheur de l'entendre le dire et de l'entendre rire. Étrangement, le bonheur vainquit. Noëlle avait un pouvoir sur elle qu'elle ne pouvait nier. Et cela la délectait autant que ça l'effrayait.

- Noëlle ? demanda soudain Chloé.
- Oui ?

La question qui lui brûlait les lèvres penchait encore sur le bord de sa bouche, n'osant se lancer dans le vide.

- Tu me désires ?

Alors, la jeune littéraire eut une réaction à laquelle Chloé ne s'attendait pas. Elle éclata de rire. Un rire léger et sonore, avec des sons d'éclats de verre sur une tables de verre. Transparent. La jeune aveugle se sentit ridicule et se maudit, encore une fois, d'avoir laissé transparaître sa faiblesse. Elle allait cracher son amertume quand Noëlle la coupa dans son élan.

- Alors là, je ne m'attendais pas à cette question. Mais bien sûr que je te désire. Si tu ne peux pas voir ton corps, tu peux au moins le sentir. Ce que tu laisses paraître de ton corps est trop beau pour ne pas donner envie d'en découvrir le reste. Et je te jalouse un peu de pouvoir sentir ton propre corps, tant j'ai envie de le toucher.

Chloé resta un instant silencieuse, immobile. A la fois, elle imprimait ces mots dans sa mémoire, à la fois elle les assimilait. Elle n'arrivait pas à croire ce qu'elle entendait. Ca la soulageait et la stupéfiait. Elle ne savait plus comment réagir, que dire.

- Chloé ? Tu es toujours là ?
- Tu viens dormir chez moi demain ?
- Euh, je demande à mes parents. Mais moi, je suis d'accord.

Chloé entendit un sourire dans la voix de Noëlle, elle sourit aussi.

Le soleil sous la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant