6.Visage.

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De longues nuits se sont écoulées depuis cette rencontre qui n'en était pas vraiment une. C'est ce dont j'essaie de me convaincre lorsque ses yeux reviennent me hanter. C'était juste un passant, un inconnu. Quelqu'un que je suis sensée effacer de mon esprit. Et pourtant, je ne parvenais pas à m'y résigner.

Tous les soirs, j'ajoutais quelques traits au portrait que j'avais esquissé, gommant un angle trop dur, accentuant une ombre sous l'une de ses pommettes, adoucissant le contour de ses lèvres. Mes doigts restaient longtemps suspendus à l'endroit où ses yeux auraient dû se trouver. Mais j'étais toujours incapable de les dessiner, craignant un nouveau regard, bien qu'il ne soit qu'illusionniste. Je m'accrochais à ce croquis, redoutant de voir ce visage disparaître de ma mémoire. Chaque fois que je croyais avoir oublié la courbure de son menton ou la forme anguleuse de sa mâchoire, je me précipitais vers la feuille que j'emportais partout avec moi. Il ne suffisait que de quelques minutes à le contempler pour que les battements de mon cœur retrouvent un rythme correct et que je retourne vaquer à mes occupations banales.

Je n'avais jamais autant détesté rentrer dans mon petit studio que ces derniers jours. Avant, j'adorais l'ambiance chaleureuse et feutrée qu'il m'offrait mais désormais je n'hésitais pas à me faire livrer un repas à l'atelier tandis que tous mes collègues étaient rentrés chez eux. J'attendais la nuit au milieu des toiles et des sculptures, inspirant avec anxiété l'odeur de la peinture et du bois qui emplissait la verrière. Je fixais les lumières des gratte-ciel qui illuminaient peu à peu l'obscurité naissante. Et lorsque le chauffage se coupait automatiquement et que je commençais à grelotter, j'enfilais mon long manteau, enroulais mon écharpe autours de mon cou et me glissais dans les rues froides de la ville. Je marchais lentement sur le bitume glacé, rebroussant chemin plusieurs fois, dévisageant tous les hommes que je croisais. Et parfois même les femmes. Il m'était arrivé une ou deux fois de voir son fantôme s'échapper de mon esprit pour se matérialiser à quelques mètres de moi, me lançant toujours ce même regard indéchiffrable. Mais dès que je clignais des yeux, il était remplacé par un adolescent las ou une quarantenaire pressée.

Alors, je rejoignais le métro et rentrais chez moi, les yeux vides et la tête lourde. Je me désespérais de ma folie, ne pouvant rien faire d'autre que de perdre la raison. Je ne sortais plus le vendredi soir avec mes amis, déclinant les virées en boîte les unes après les autres. Cent fois, j'ai dessiné son visage. Et cent fois, je l'ai déchiré rageusement, lui hurlant de sortir de ma tête. Ma vie n'était désormais plus que les ruines d'un rêve passé. Je crevais dans la routine qui semblait pourtant toujours m'emporter comme si rien n'avait changé. Mes tasses de thé répétées ne suffisaient pas à m'apaiser, je n'éprouvais plus aucune passion à dessiner d'autres modèles que celui qui était maintenant devenu mon favori. Et tous les jours, je soufflais cette question : « Mais qu'est-ce que tu m'as fait ? »

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