Retour à la case départ

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Je m'appelle Tala Anaba. Je suis arrivée à l'orphelinat Funny House à cinq mois, une nuit d'hiver. La directrice du centre m'avait trouvée sur le pas de la porte, endormie sous trois couches de couvertures. Elle s'était bien occupée de moi et des autres jusqu'à mes cinq ans.

Puis une femme grosse comme un ballon avec un chignon grisâtre l'avait remplacée. Nous devions l'appeler Madame Agatha et lui obéir au doigt et à l'œil, sinon nous risquions la fessée. Nous vivions un enfer.

Pourtant, lorsqu'une famille est venue me chercher pour m'adopter la première fois, il a fallu me traîner de force jusqu'au perron et m'attacher fermement dans la voiture. Je n'avais pas supporté l'idée de laisser les autres enfants qui étaient mes amis, avec cette répugnante bonne femme. Je ne suis restée qu'un an et sept mois dans ma première famille. Après avoir tenté d'enflammer leur chat, ils avaient enfin décidé de me ramener à Funny House.


À mon retour, certains de mes amis étaient partis. j'avais néanmoins retrouvé Jake, un garçon de mon âge. Nous nous étions promis de rester ensemble quoiqu'il puisse nous arriver. Croix de bois, croix de fer.


À l'âge de neuf ans, un vieillard m'avait emmenée avec lui. Il avait été très gentil, mais Jake me manquait terriblement. Alors les premiers temps, j'avais été insupportable. Malheureusement, il avait été d'une grande patience, et j'avais fini par abandonner. Il m'avait beaucoup gâtée. Peu après avoir fêté mes onze ans, le vieux mourut, me laissant toute sa fortune. Quand un adulte en costume noir m'apprit qu'il n'avait pas d'autre choix que de me ramener à Funny House, je ne pus cacher mon bonheur.

J'ai été soulagée de constater que Jake était toujours là. Nous nous sommes beaucoup disputés cette année là. Jake ne comprenait pas pourquoi j'étais revenue ici. J'avais été vexée, croyant qu'il ne voulait pas me revoir. Il m'avait expliqué en pleurs, un soir d'été, que j'avais eu la chance d'avoir été adoptée deux fois. Lui ne connaissait rien d'autre que le jardin broussailleux et les murs aux tapisseries hideuses de Funny House.

"Tu sais pourquoi je n'ai jamais été adopté ?" m'avait-il demandé ce soir-là.

Nous étions assis dans le noir, dans le dortoir. Les autres autour de nous dormaient.

"Parce que tu fais toujours le guignol !" avais-je répondu en souriant.

Malgré l'obscurité, j'avais remarqué que Jake ne souriait pas, lui.

"Non", avait-il répondu sur un ton très sérieux. "Je n'ai jamais été adopté parce que je suis noir", avait-il chuchoté tristement.

J'avais eu du mal à le croire, mais c'est ce que répétait également Madame Agatha.

Au fil des années, nous nous étions fait à l'idée de ne plus jamais être adoptés. Cela ne me dérangeait pas, tant que je restais avec Jake. Nous étions les meilleurs amis du monde, les parfaits 'partners in crime'. Nous dérobions des bonbons et des gâteaux dans le garde manger que nous partagions ensuite avec nos camarades. Nous provoquions les batailles de nourriture, nous étions les premiers à nous balancer nos oreillers en pleine figure, nous cachions les effets personnels de Madame Agatha dans des endroits improbables. Bien sûr, nous nous prenions des raclées monumentales. Nous nous tapions toutes les tâches ménagères, devant récurer les toilettes avec une brosse à dent et j'en passe. J'étais un peu la Cendrillon des temps modernes, en moins solitaire.

Un jour Mme Agatha en a eu marre. Elle décida de nous séparer. Nous avions 15 ans et demi. Jake restait avec les petits à l'étage et je partageais désormais la grande chambre de Mme Agatha avec cette sorcière. Je passais mes nuits sur un sofa loin d'être confortable. J'avais du mal à faire abstraction des ronflements de Mme Agatha.

Avec Jake, nous nous donnions rendez-vous à trois heures du matin. C'était le seul moment où nous pouvions nous voir. Jake ne quittait plus le premier étage, et je n'avais pas le droit de monter les escaliers.

Une nuit, Jake me prit par la main et m'annonça délicatement :

"J'ai rencontré  un couple, aujourd'hui. Une femme et un homme d'une quarantaine d'années. J'ai eu l'air de les intéresser ! Nous devons nous revoir très prochainement, je crois que je vais enfin avoir une vraie famille !"

Cette nouvelle m'avait déchiré le cœur. J'étais restée silencieuse un instant, puis tandis qu'une larme coulait sur ma joue, j'avais répondu :

"Mais tu as une vraie famille, ici ! Tu as moi et les autres... Cela ne te suffit pas ?"

Jake avait fermé les yeux un instant, éclairé par la lune.

"Tala, je ne te vois qu'une trentaine de minutes, en pleine nuit... Ce n'est pas réel ! Je ne me sens pas à ma place, ici. Même si je t'adore, même si tu es comme une sœur pour moi, ce n'est pas l'idée que je me fais d'une famille. J'ai attendu bien trop longtemps pour refuser."

Dans un premier temps, je lui en avais terriblement voulu. Pendant deux semaines entières, je ne m'étais pas présentée à nos rencontres nocturnes. Après tout, j'avais le droit de lui en vouloir! Il allait briser volontairement la promesse que nous nous étions fait étant enfants.

Une semaine avant son départ, j'étais revenue l'attendre en bas de l'escalier, à trois heures du matin. Nous avions passé le reste de la nuit ensemble à parler de tout et de rien. Je voulais profiter de lui le plus possible. Le dernier soir, nous avions fait ce que nous brûlions de faire depuis longtemps. Jake m'avait prise par la main et m'avait emmenée dans le grenier, tout en haut. Un vieux lit poussiéreux n'attendait que nous. C'était une magnifique et touchante nuit d'adieux. Nous savions tous les deux que nous ne resterions pas en contact après son départ.

Quelques mois plus tard, une famille s'était entretenue avec moi. Seule et désespérée, j'avais accepté de partir avec eux. Au lycée, je n'avais pas vraiment brillé. J'étais sortie quelques mois avec une fille prénommée Sarah. J'avais quelques amis qui m'avaient fait découvrir les joies de la drogue douce et de l'alcool. Je noyais ma tristesse, ma rage, mon cœur brisé dans ces substances illicites. Je m'étais néanmoins découvert une passion : l'art. Le dessin et la peinture, surtout.

Un soir, j'étais rentrée chez ma famille d'accueil, totalement défoncée. J'avais foncé dans le garage et fouillé un peu partout à la recherche d'un pinceau et de peinture. J'avais recouvert le mur de la cuisine de taches multicolores, pour égayer cette pièce bien trop froide à mon goût, éclaboussant les meubles et les bibelots. Je ne m'étais pas arrêtée là. J'étais montée à l'étage, une bouteille de Jack Daniel's dans la main droite, un pinceau dégoulinant dans la main gauche. J'avais barbouillé le miroir de la salle de bain, puis j'étais entrée dans la chambre des parents en hurlant une chanson. Réveillé en sursaut, le père s'était mis en colère, et ivre morte, je lui avais balancé le pot de peinture rose pastel à la figure.

Mes parents adoptifs avaient signé plusieurs papiers, n'arrivant pas à avoir de discussion sérieuse avec moi sans que cela ne dégénère. J'avais dû dire adieu à mes amis, rompre avec Sarah (sans le moindre pincement au cœur).  

Et alors j'étais revenue à l'orphelinat. Voilà où j'en étais maintenant : retour à la case départ.

Tala AnabaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant