Home, sweet home

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Cela faisait environ un an et demi que je n'avais pas remis les pieds à Funny House. Dans la voiture, ma mère adoptive pleurait à chaudes larmes et mon père se concentrait sur la route, les sourcils froncés. Ils me ramenaient chez moi, enfin. J'espérais secrètement que Jake m'y attendrait, mais une petite voix dans ma tête me disait de ne pas se leurrer.

Sur le perron, Mme Agatha nous attendait, le regard sévère. Elle n'avait pratiquement pas changé, si ce n'est qu'elle avait encore pris plusieurs kilos. Comment était-ce possible d'être aussi grosse sans être malade ?! Lorsque j'aperçus une petite fille encore plus maigre que moi dans l'entrebâillement de la porte, je compris. Mme Agatha n'avait pas changé ses habitudes. Elle nourrissait les enfants juste ce qu'il faut pour tenir, puis elle gobait tout le reste. On se serait cru dans cette vieille comédie musicale dont j'avais oublié le nom.

Daisy, ma pseudo mère me prit dans ses bras une dernière fois en s'excusant de ne pas avoir été à la hauteur. Chad, son mari, m'embrassa sur le front sans un mot. Il me tendit son numéro de téléphone personnel et je les remerciai tous les deux timidement avant de retrouver Mme Agatha sur les marches du perron. Je leur fis signe jusqu'à ce que la voiture disparaisse au coin de la rue.

"De tous les enfants dont je me suis occupée, c'est bien toi la plus coriace" rouspéta Mme Agatha en guise de bienvenue.

Elle me fit entrer dans la maison. Nous montâmes l'escalier, puis elle me fit entrer dans le dortoir qui était bien plus silencieux que lorsque je l'avais quitté. Il y avait beaucoup de nouvelles têtes, et je ne voyais que des filles.

"Les dortoirs ne sont plus mixtes ?" m'enquis-je auprès de Mme Agatha.

"Plus depuis que deux contrôleurs sont passés" grogna-t-elle.

Ce n'était pas plus mal, pensai-je. Elle me montra d'un coup de menton le lit qui m'attendait dans le fond de la pièce, tout près de la fenêtre.

"Une fois que tu auras fait ton lit, descends dans la cuisine. Tu m'aideras à éplucher les légumes", m'ordonna la sorcière.

Dès qu'elle eut le dos tourné, je lui tirai la langue, ce qui provoqua des gloussements autour de moi. Je préparai mon lit, déballai quelques affaires que j'avais emportées ( des habits, un portable et mes affaires de dessin ). Je fis un clin d'œil aux petites filles qui me regardaient avec curiosité avant de quitter la pièce.

Dans l'escalier, je me fis bousculer par quelqu'un. Manquant de tomber à la renverse, je me raccrochai à la personne en question avant de la repousser violemment.

"Hé ! Tu peux pas regarder où tu vas ?!" m'égosillai-je.

C'était un jeune homme au teint bronzé. Il avait de très beaux yeux marrons et ses cils étaient noirs et recourbés. Il leva un sourcil et s'exclama :

"C'est toi qui devrais regarder où tu vas ! Tu fonces dans les escaliers, tête baissée... Je n'ai même pas eu le temps de t'esquiver !"

Je réprimai une violente envie de lui balancer ma main à la figure et descendis en courant les dernières marches. Je rejoignis Mme Agatha en marmonnant.

"Il va falloir que tu changes de style. Tu vas effrayer les gamins, ainsi que les parents qui viennent les jours de visite. Aucune chance pour toi d'être adoptée si tu gardes tous ces piercings et ce maquillage hideux" commenta Mme Agatha.

Je serrai un peu plus fort le couteau dans ma main.

"Et tu m'enlèveras ces mèches roses, je ne veux pas de ça ici".

Je serrai les dents. J'aurais pu lui balancer les épluchures de légumes à la figure, mais je me ravisai à temps. Je ne voulais pas dormir dehors.

"Je ne veux plus qu'on m'adopte" répondis-je alors. "Quand j'aurai dix-huit ans, je me tirerai d'ici et je me construirai ma propre vie, sans personne pour me dicter ma conduite, pour critiquer mes choix."

"C'est ça, oui. En attendant, épluche-moi ces pommes de terre, qu'on en finisse !"

Ce soir-là, j'eus du mal à m'endormir. J'avais cherché partout. Jake n'était pas revenu. Assise sur mon lit, je fixais la lune qui brillait au-dehors. J'avais retrouvé Edith, une gamine qui avait été, tout comme moi, agréablement surprise de me revoir. Je la connaissais depuis longtemps. C'était l'une des plus âgées, désormais.  Elle avait quinze ans et s'occupait avec bienveillance des plus petits. Ce soir-là, comme tous les soirs, elle avait raconté une histoire aux petits, filles et garçons confondus. Puis nous avions éteint les lumières et les garçons avaient retrouvé leur chambre. Edith et moi avions un peu discuté, mais elle avait rapidement retrouvé son lit.

Je regardai l'heure sur mon portable : une heure trente deux. Sûre de ne pas trouver le sommeil, je sortis de mon lit pour une petite ballade nocturne. Je fis de mon mieux pour ne pas faire craquer le plancher de la chambre et sortis dans le couloir.

D'abord, je descendis les escaliers et visitai les pièces du bas. Dans la cuisine, je remplis mes poches de sucreries. Je continuai mon chemin dans la salle à manger. Dans le hall d'entrée, je trouvai un paquet de cigarettes que je fourrai dans la poche de mon pyjama. Je passai devant la chambre de Mme Agatha qui ronflait plus fort que dans mes souvenirs et ouvris la porte qui menait à la cave. Je descendis les quelques marches qui m'en séparaient, et une fois dans la pièce mal éclairée, je nous revis, Jake et moi. Nous nous y étions cachés tant de fois... Je choisis une bouteille datant de 1996 et remontai. Je repassai par la cuisine et pris un tire-bouchon caché dans un tiroir. N'ayant plus rien à faire au rez-de-chaussée, je remontai les escaliers quatre à quatre.

Sans vraiment réfléchir, je traversai le corridor et gravis des escaliers très étroits. Arrivée en haut, je poussai une porte en bois qui grinça terriblement fort et me faufilai à l'intérieur. J'étais au grenier. Le lit était toujours là. Rien n'avait changé. Je poussai un long soupir et traversai la pièce. Les souvenirs de ma dernière nuit avec Jake me revenaient peu à peu. Je posai un genou sur le matelas, hésitante. Après une grande inspiration, je m'allongeai sur le lit et fixai les poutres au plafond. Je laissai une première, puis une seconde larme couler sur ma joue. Le visage bientôt ruisselant, j'attrapai le tire-bouchon et enfonçai la pique dans le bouchon en liège. J'humai l'odeur rassurante du vin et bus de longues gorgées. Puis je m'allumai une cigarette à l'aide de mon briquet porte-bonheur. Ici, personne ne venait. Jamais on ne découvrirait l'odeur du tabac froid ou la tache de vin que je venais de faire sur le dessus de lit.

Une fois la bouteille finie, je quittai le grenier et retournai dans le dortoir. Dans mon lit, je n'arrivais pas à quitter des yeux le croissant de lune qui semblait attirer de façon irrésistible mon regard. Je dus me forcer à tirer le rideau pour pouvoir enfin réussir à fermer les yeux. Bizarre.

J'étais de retour, pensai-je. Dans mon lit, dans ce dortoir que j'avais côtoyé des années durant, dans cette maison qui m'avait terrifiée étant enfant. En grandissant, aux côtés de mes amis, j'avais appris à tolérer ces murs aux tapisseries hideuses. J'avais dompté la peur du noir, appris à aimer la solitude, accepté le manque d'amour paternel et maternel. Je n'avais jamais vraiment eu de parents. Officiellement, si, bien sûr. Mais ils n'avaient jamais vraiment compté. Ici, j'avais eu des frères et sœurs, une sorte de famille qui s'était modifiée au fil des années. Et même si aujourd'hui beaucoup de choses avaient changé, même si beaucoup de monde avait disparu, je me sentais chez moi. J'étais rentrée pour de bon.

Tala AnabaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant