Ce qui avait autrefois été des routes dégagées et praticables étaient réduits à des lignes mousseuses tracées sur une terre qui ne nous appartenait plus. Si mon professeur d'histoire, qui devait être décédé à l'heure qu'il était, m'avait dit plus tôt que l'espèce humaine allait être réduite à une variété de mammifères commune, ou plutôt en voie de disparition, je ne l'aurais pas cru. Pourtant, c'est exactement ce qui arrivait et faire partie d'une telle espèce était loin d'être amusant.
*
Cela se passait deux mois environ après mon installation dans la grotte, dans laquelle je vivais comme je le pouvais, mais disons plutôt aisément comparer à ce qui m'arriva plus tard. Nous nous trouvions au berceau de la nuit, au moment où le ciel se parait de magnifiques lueurs rosées, avant de tomber dans la pénombre. Je mangeais des fruits que j'avais cueillis plus tôt, essayant d'économiser les boîtes de conserve et autres aliments qu'il me restait de ma vie d'avant. Je me trouvais près du feu, les pieds presque enfoncés dans les cendres, réchauffés par les braises ardentes, lorsqu'un bruit singulier se détachait des sifflements des oiseaux.
Un bruissement distant de fourrés remués frappait mon ouïe, propulsant automatiquement mes sens ; voilà une des choses que la survie vous faisait obtenir, la paranoïa. Je me redressais immédiatement, abandonnant les fruits entamés dans la terre, près du brasier. J'avançais doucement, perçant les longues ombres des arbres, reflétées sur le sol. Le bruit devint plus clair, puis s'éteint–je me pétrifiais, retenant mon souffle, masquée dans l'ombre, presque invisible.
Une figure humaine me dépassait, à quelques mètres, progressant jusqu'au campement–ou en tout cas cela ressemblait à un humain. Sa démarche était inquiétante, bestiale et déshumanisée. Il ou elle semblait avoir du mal à équilibrer son poids et respirait profondément, créant un sourd grondement dans l'air. Ses cheveux étaient éparpillés sur son crâne en une masse informe, ses vêtements rompus et déchirés.
J'allais pour m'avancer dans la pénombre, lorsqu'une main fut plaquée contre mes lèvres, bloquant l'air dans mes poumons. La personne derrière moi dégageait une forte odeur de terre humide, mêlée à du sang coagulé.
— Ne bouge pas, ce qui se trouve là-bas n'est pas humain, murmurait une voix rauque près de mon oreille.
Je resserrais mon emprise sur la crosse de mon revolver, visualisant les mouvements appris lors des sessions d'autodéfenses, prises avec ma mère. L'homme semblait ressentir ma panique, puisqu'il plaça la seconde de ses mains sur la mienne, sur mon arme. Sa paume était chaude, enduite d'une couche de terre granuleuse, rêche contre ma peau.
— Ne tire pas ou nous sommes perdus...
J'étais incapable de bouger, sensible aux mouvements de son corps, à l'odeur de cendre répandue dans l'air, aux cris des oiseaux, au vrombissement étrange de l'être à quelques mètres de nous. Le vent apportait une nouvelle odeur dans notre direction, en dehors de celle des cendres : une senteur singulière, putride, semblable à celle d'un cadavre en décomposition. Je grimaçais, fermant les yeux et reculant d'un centimètre ou deux, plaquant inconsciemment mon corps à celui de l'inconnu. Il resserrait son emprise sur mon visage, pressant sa main plus fermement sur ma bouche–la chose approchait.
Allions-nous mourir ? Etait-ce une sorte d'hybride étrange, créé par l'infection, avide de chair humaine ? Un survivant réduit à la folie ? Ou alors un complice de la personne près de moi, allié dans un plan sadique, dans le but de me tuer ? Comment pouvais-je m'en sortir, sans périr ?
Je glissais ma main dans la poche de mon imperméable, le plus doucement possible, sans un bruit, sans mouvement brusque. La pulpe de mes doigts s'agrippait à la base de l'objet cylindrique ; j'étais sauvée, j'en étais convaincue. J'extirpais encore plus lentement mon dernier espoir du renflement, de manière à le tenir bien en main, dirigé vers la bête, ou peu importe ce que c'était, en face de nous, dans la pénombre.
Un flash nous éblouie ; l'ébloui. Je précipitais abruptement mon coude dans l'abdomen de la personne derrière moi, dans un éclat de voix, de grognements et de cris. Il me relâchait et je me mis à courir aussitôt, le tapage de mes pieds sur le tapis humide couvert d'un coup de feu. J'étais terrorisée, courais sans but dans les ténèbres, loin de toutes mes affaires. Cette chose n'était pas humaine–il ne m'avait pas menti. L'apparence générale rappelait un humanoïde quelconque, mais aucune humanité ne persistait dans ses traits sinistres, ses yeux dépourvus de vie. En réalité, jamais je n'avais vu quelque chose aussi peu semblable à un humain.
Je courais, mais ne savais pas pourquoi. Certainement pour lui échapper, pour échapper à cette chose terrifiante que je venais d'apercevoir, droit devant moi, dans le faisceau de ma lampe de poche, à portée de main. Mon souffle était hors de contrôle, coincé dans ma gorge au même titre que le haut-le-coeur qui menaçait de m'échapper. Pourtant, je filais à travers les arbres, réduit à de sombres formes épouvantables, trébuchait sur des racines, menaçais de m'effondrer à chaque pas.
Il ne me fallut qu'une pression pour que je m'écroule, à plat sur les feuilles mortes et la terre humide, le visage enfoncé dans la boue.
— Calme-toi, je ne te veux aucun mal ! Nous sommes dans la même merde, maintenant !
Je fus retournée telle une poupée désarticulée, face à une personne que je ne pouvais pas voir dans l'obscurité. De grandes mains essuyèrent la boue sur mon visage, puis on m'incita à respirer plus calmement ; je semblais agoniser tant ma respiration était désordonnée. Il me ramenait à son niveau, assise dans la boue en face de lui, et approchait son visage du mien de manière à se faire entendre plus clairement.
— Tu dois te calmer, tu vas en attirer d'autres, a-t-il dit fermement, sa brusquerie diluée à une certaine peur.
Son visage m'apparut plus distinctement, maintenant qu'il se trouvait à proximité–c'était un homme et non pas une copie de la bête que je venais de voir, voilà ce que je pouvais dire. Mes sens nébuleux s'éclairèrent au fil des minutes, tout comme ma respiration. Inspirer, expirer, survivre ; je devais survivre.
— Quel est ton nom ? A-t-il demandé, alors qu'il se redressait, m'entraînant avec lui.
Je tremblais ; mes mains étaient recroquevillées en d'étroits poings frémissants, mes jambes chancelantes.
— Riley, je m'appelle Riley, ai-je dit d'une voix étranglée.
Il ne dit rien de plus, passait seulement un bras autour de ma taille pour me soutenir, puis nous commençâmes à marcher. Il se dirigeait à travers les bois, sûrement guidé du brasier encore enflammé au niveau de mon campement, et soutenait presque tout mon poids. J'étais pétrifiée, encore sidérée du spectacle qui s'était imposé à moi, incapable de me remettre.
Nous arrivâmes à mon camp. Le feu brûlait toujours, projetant de grands éclats dans la pénombre, marquant les ombres de la grotte près de celui-ci, de nos visages ; l'inconnu l'éteignit, faisant disparaître avec lui les formes du cadavre sans vie de la bête, à quelques mètres de nous.
*
Je passais une nuit sans sommeil, tassée dans un coin de la grotte, tremblante tout du long. Les effluves terribles du cadavre nous parvinrent quelques minutes seulement après que nous nous soyons installés, sans un mot de plus. Il se plaçait près de moi, dos contre dos, la crosse de son revolver enfoncée dans ma hanche, et s'endormit. Je n'en fis pas de même. Je ne fermais pas les yeux de la nuit, incapable de me calmer, de me rassurer sur ce qui venait de se passer, de ce qui allait m'arriver.
J'allais mourir, voilà ce qui allait m'arriver. Cette épidémie n'épargnait personne, même les survivants étaient condamnés à vivre une vie de dérive, abandonnée. Je n'avais pas gagné en survivant, je n'étais pas une miraculée : les défunts avaient étés épargnés... J'avais été vouée à combattre pour une survie insensée.
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Zugzwang | H.S
FanfictionZugzwang - lorsque le meilleur mouvement, est de ne pas bouger. L'Humain avait infesté la planète terre plusieurs milliers d'années durant, lorsque, finalement, notre ôte décidait de se débarrasser de son virus.