La voix

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Je suis assis sur le vieux fauteuil de Frank, le regard perdu dans le vide. Je me fais vraiment chier.
J'entends le bruit des gouttes de pluie qui tombent sur le toit, de la pluie qui ruisselle.
C'est devenu épuisant d'être ici.

Il fait nuit, et Frank dort. À poings fermés.
Telma a été mobilisée pour s'occuper des malades à l'hôpital, et de se charger de la vente de nourriture au Tas.
Ce qui fait qu'elle ne rentre presque jamais.
J'ai l'impression d'être vidé de toutes mes forces. À chaque fois qu'on me propose de faire un truc - aider Telma à l'hôpital, nettoyer un peu la sorte de cave qui nous sert de maison ou d'aller chercher du bois pour le feu, je ressens cette immense flemme en moi.
Je n'ai envie de rien faire. En fait, je suis si déprimé par cette situation critique, par ces gens qui tombent tout les jours et par les explosions qu'il me reste juste assez d'envie pour me laisser tomber sur le sol et crever.

À la télé (Frank a réussi à sauver la sienne, et c'est un véritable miracle; sans ça, on ne serait vraiment au courant de rien) les gens parlent souvent de l'arrêt de cette guerre civile. Apparemment, les gens sont épuisés moralement et physiquement. Je les comprend. Cette guerre est éprouvante, pour nous tous.
Elle ne dure même pas depuis un an, et pourtant... le choc est trop dur.
Ne pas avoir les réseaux sociaux, ne plus pouvoir aller en cours, au boulot, sortir dehors, bordel, ça nous noue tous le ventre. Une guerre à l'ère moderne, ça change beaucoup la donne.

On a pas beaucoup d'électricité, à peine pour allumer la télé de temps en temps. On a même pas de chauffage - en fait, nous sacrifions tout pour notre seule et unique source d'information.
Du coup, nos portables pourrissent dans un coin depuis avril. Ils doivent être morts depuis le temps, ça fait 6 mois qu'on ne les a pas rechargés.
Tant mieux, ça me torturerai de l'avoir et de voir toutes les images choquantes qui doivent circuler sur Twitter. Les gens doivent se déchainer là bas, et je ne veux pas vraiment lire leurs états d'âme.
Ma vie est déjà assez sombre comme ça.

Je fixe le mur gris et sale d'un œil mauvais. Frank ronfle trop fort, et le fauteuil me fait mal au cul tant le cuir dans lequel il est fait est rêche et de mauvaise qualité.

Décidément, je ne peux pas dormir. Je ne peux plus. Pas maintenant.

Je me lève, titubant tant la fatigue qui est en moi est forte.
J'entends soudain mon ventre gargouiller. Un éclair de lucidité traverse mon esprit. Depuis quand n'ai-je pas mangé?

C'est vraiment exaspérant de se battre pour survivre quand tu sais bien que de toute façon, cela ne sert à rien. À rien du tout.
Généralement, les gens aiment dire qu'ils se battent pour trois choses primordiales dans leur vie d'humain de base:
Premièrement: sauver sa peau.
L'être humain est une masse d'égoïsme, qui depuis toujours, cherche des moyens de le nier, ou du moins, de le faire taire. Mais même la famille ou les potes, ça ne passe pas avant. C'est ce qu'ils essaient de faire croire dans les films.
Du genre, la mère bien gaulée et friquée qui hurle à s'en décrocher entièrement la mâchoire parce que son gamin est tombé en trébuchant, et parce que derrière, il y a l'ultime représentation du mal: le tueur, son couteau à beurre à la main, masque sur le visage.
J'aimerais tant pouvoir vous regarder dans les yeux et dire sincèrement que l'amour d'une mère est plus important que ce besoin de sauver son cul.
Mais l'amère vérité, c'est que je ne peux pas.
Ma mère, elle, ne l'aurait jamais fait.
Et dans la douleur, j'aime à croire qu'elle était normale, et que les autres mères elles aussi, ne se seraient pas retournées.
La douleur circule dans mes veines, telle un venin paralysant. Je n'aurais pas du penser à maman. Ça fait trop mal, c'est trop à vif.
Je m'assois sur le sol en bois, froid, humide et rongé par les termites pour pouvoir reprendre le cours de mes pensées.
Je replie mes genoux vers moi et je les entoure de mes longs bras fins et pâles.

Lettre par lettreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant