Lettre par lettre

Lil - Partie 3

Je tire la langue pour essayer d'attraper des flocons.
Je n'avais jamais vu de la neige, c'est beau et froid, mais en même temps, pas comme je me l'imaginais.
J'imaginais ça très lisse, comme une étendue blanche et moelleuse.
C'est très différent, en fait. La neige que je tiens dans mes mains pleines d'égratignures est toute crissante, faite de milliers de petits grains, qui roulent sous mes ongles et qui fondent à la chaleur de ma peau.
-Tu vas continuer longtemps à observer de la neige comme si c'était un trésor rare? Sérieux putain, c'est juste de l'eau gelée.
Je lève les yeux.
Tom me regarde, les bras croisés et un air méprisant affiché sur son visage. Il a les cheveux trempés à force de s'être appuyé sur le tas de neige.
Ses cheveux normalement bruns sont maintenant noirs, et des mèches imbibées d'eau lui retombent de partout sur le front, et jusqu'aux oreilles.
Il fronce ses sourcils, et ça me fait sourire. Putain mais quel casse couille! Il faut toujours qu'il me perturbe quand j'observe un truc beau, comme hier soir avec le coucher de soleil.
Je baisse progressivement mon regard vers ses joues.
Sa profonde griffure est toujours là. Elle est sanguinolente, à vif, et le tour de sa peau est rouge, enflammée.
Elle est si marquée et imprimée dans sa peau que je jurerai qu'on pourrait bientôt voir son os.
Sa peau autour est parsemée de tâches de rousseur, et je ne peut m'empêcher de penser à quel point il est dommage que sa griffure aie enlevé sa belle peau tout autour. Ça va forcément laisser une cicatrice, une longue cicatrice blanche le long de ses pommettes.
Attendez. Es ce que je suis vraiment en train de divaguer sur sa peau?
-Putain Lil, tu peux me dire ce que tu regardes? T'es perturbante, tu regardes toujours les trucs trop intensément. Tu fixe tout - et bordel, c'est super stressant!
Je crois qu'il a essayé d'être blessant, mais ça ne m'a rien fait.
C'est toujours comme ça, les gens essaient de m'atteindre et je les regarde sans comprendre où ils veulent en venir, tout simplement parce que aucune sensation ne jaillit. Ça reste plat.
-Je regardai ta griffure.
-Ma "griffure"? Euh, quand un chat te griffe, là on peut parler de griffure. Là, je dirai plutôt que c'est ma joue qui est complètement ouverte, Lil. Tu ferais un piètre médecin, t'es bien trop optimiste.
J'avale ma salive pour tenter de garder mon calme. Il est vraiment chiant aujourd'hui, et ça me tape sur le système.
-Ouais, si tu le dit.
Il a l'air surpris par ma réponse.
-Euh... on ferait mieux de bouger, ça fait bien trop longtemps qu'on croupit ici.
J'ai dit ça d'une voix hésitante, et je pense qu'il le sait.
Il sourit.

On marche à travers les arbres et les branchages, silencieusement.
Je suis perdue et noyée dans mes pensées, je n'arrive pas à m'en extirper.
Peut être que Tom l'a remarqué, et que c'est pour ça qu'il ne dit rien.
Ça m'est toujours arrivé, depuis que je suis toute gamine.
Parfois mes pensées m'assaillent et il est impossible de m'en sortir. Elles bondissent et jaillissent, brouillant ma vue, et elles m'empêchent de respirer correctement.
L'air se bloque sous ce flot de trucs indésirables qui affluent dans ma boîte crânienne.
J'ai des images, une multitude d'images.
Mes amis. Maman. Papa.
Des champs de tulipes rouges, jaunes et roses.
Des soirées passées à fumer et à divaguer sur le balcon de ma chambre.
Puis tout s'emmêle, tout s'embrouille, tout valse et tourbillonne.
Dans ma tête, c'est un nœud de souvenirs, de petites choses qui fusent et s'évaporent.

C'est fini.
Je regarde autour de moi. J'ai marché sans même y penser, sans même m'en rendre compte tant mon cerveau était surchargé.
C'est presque si j'en ai oublié sa présence.
Je me tourne vers lui.
Vous savez ce qui me perturbe dans le regard de Tom, en ce moment même, perdus entre les grands arbres et leur feuillage cachant le soleil?
Pour une fois, il a l'air de ne pas comprendre ce qu'il se passe.

Je m'assois par terre, pendant qu'il sort de la poche arrière de son jean un paquet d'allumettes.
-Lil, fais moi plaisir, va chercher du bois à l'extérieur pour qu'on fasse du feu.
Il a dit ça sans me regarder, mais le son de sa voix était atrocement doux, et ça m'a fait rougir jusqu'aux oreilles.
Je sors.
L'air frais empli mes poumons.
Je ne sais pas pourquoi, mais je suis toute essoufflée. Les arbres s'étendent à perte de vue.
Je baisse les yeux pour regarder dans quel état je suis.
Mon jean est complètement déchiré, et il y a plein de sang au niveau de mon genou gauche. Mon pull aussi, est dans un mauvais état.
Il faudrait que je me change, j'ai deux trois trucs dans mon sac à dos. Mais je le ferais plus tard, quand Tom dormira et qu'il n'aura aucune chance de regarder.
Je descends le rocher sur lequel est perché notre grotte minable pour aller chercher du bois.
Je me penche pour ramasser tout ce qui n'est pas trop humide et pas trop lourd.
Et quand je reviens, les bras chargés de bois, je découvre Tom, assis en tailleur, un carnet noir sur les genoux.
Il écrit d'une écriture que je ne lui ai jamais vue auparavant, une écriture italique, précise et ravissante.
Il écrit vite, avec adresse, les yeux perdus dans le vide et sa plume tenue agressivement, prête à mordre le papier.
C'est comme si il ne pouvait pas se retenir d'écrire, comme si les mots affluaient si vite qu'il se devait de les recopier promptement et de les coucher sur ses grandes pages beiges.
Quand il a enfin fini, il ferme les yeux, abaisse ses épaules et soupire.
Lorsque ses paupières se soulèvent et qu'il me regarde à nouveau de ses grands yeux noisettes, je sens la gêne s'installer entre nous.
Je sens que je n'aurais pas dû voir ça et je me sens soudain tellement petite.
J'aimerais disparaitre sous terre.
Il se renfrogne.
Non putain, pas maintenant. Je sais que ma carapace est en train de tomber et de s'affaiblir avec lui, et je sais qu'il va me blesser.
Il est trop performant dans ce domaine.
Même ses lettres arrivaient à me faire pleurer alors qu'il n'était même pas en face de moi.
Merde, es ce que j'ai peur de lui?