Chapitre neuf : En premier lieu

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— Sur la gauche, amène-le sur la gauche !

La voix de Puttard se perdit. Il banda son arc, tenta d'avoir une ligne dégagée sur la cible. En vain, la bête zigzaguait, tombait et s'élevait à nouveau dans les cieux, dans des mouvements imprévisibles. Nous entendîmes Antoine pousser un cri rauque, son armure crissant sous les serres du rapace. Je me tordais et retordais les mains, paniqué par la situation, avant de me tourner vers Gritus :

— Sûrement vous avez bien un sortilège pour le sortir de cette situation ?

Le mage ne répondit pas. Il feuilletait son grimoire en tous sens, à la recherche d'une page adaptée, mais sans rien trouver. Notre archer jura un bon coup, largua une flèche qui rata d'au moins dix mètres. Le volatile poursuivit son vol erratique, le poids de sa proie prenant sur ses forces. Enfin, il plongea vers un promontoire rocheux, une dent de pierre d'où dépassait un amas de branches et de vieux troncs. Le rapace largua Antoine dans son nid, le fracas de l'armure retentit dans la plaine froide.

L'oiseau se posa en poussant un cri strident. Notre chevalier n'eut même pas le temps de se relever. Le bec du monstre s'empara d'Antoine, le souleva sans effort. La bête tenta de craquer la carapace d'acier, comme s'il s'agissait d'une noix récalcitrante. Les crissements et les grincements en provenance de l'armure nous firent craindre le pire. Puttard se saisit d'une flèche, banda sa corde et visa. Je vis son bras trembler, la tension maintenue in extremis. Il fit un effort de volonté pour calmer ses muscles, et préparer le tir.

La flèche perça l'air en ligne droite. Le trait se planta dans l'œil du rapace, un hurlement douloureux échappant à la créature. Notre compagnon n'eut pas la chance d'un atterrissage en règle. Au lieu de ça, il fut projeté au loin, par-dessus les bords du nid.

La lourde masse commença sa chute, avec, pour funeste destin, un violent atterrissage. Gritus intervint, ses lèvres susurrant déjà les paroles mystiques appropriées. Une lueur jaillit du bout de ses doigts, fondit sur Antoine.

Le choc contre le sol projeta des monticules de terres et d'herbes en tout sens. Je craignis pour la vie de mon employé, mais le mercenaire n'avait rien. Il se releva, difficilement, et nous fit signe. Je poussai un soupir de soulagement, qui fut interrompu par Puttard :

— Attention !

Antoine leva les yeux, tenta une esquive, trop tard. La créature, prise dans sa souffrance, avait lâché, par mouvement réflexe, une énorme fiente. Celle-ci s'écrasa en un son grossier sur l'ancienne proie. Le guerrier s'extirpa avec peine de la masse blanchâtre. Sain de corps, mais blessé dans sa fierté, il put, enfin, tirer sa lame. Il courut sur la plaine, sur un espace dégagé et hurla sa rage et mille malédictions à l'oiseau. Furieuse, voyant sa proie la provoquer, la bête s'élança dans les airs. Elle tournoya au-dessus de la cible, décrivant des cercles de prédateur. Enfin, elle fondit, en un trait sombre et déterminé. Antoine, au lieu de lever son épée, arma son bras en arrière, son arme devenant un javelot d'acier. Il le lança.

La créature s'écrasa au sol, en une série de tonneaux sur elle-même. Une tempête de plumes gigantesques s'éleva dans sa course. Le corps immense s'arrêta, agité par des spasmes, des mouvements réflexes d'une bête qui ne réalisait pas qu'elle était morte. Enfin, la lourde masse s'écroula au sol, l'épée du guerrier enfoncé jusqu'à la garde dans son torse.

Antoine, puant et couvert d'excréments, contempla sa victime, quasi-satisfait, et lâcha :

— On s'arrête. Tout de suite.

Puttard opina du chef, alors que je soupirais tout l'air de mes poumons, et même un peu plus. Enfin, Gritus, terre-à-terre jusqu'au bout, déclara :

— Au moins, on a le repas de ce soir. Et de demain soir. Et d'après-demain soir.

Nous trouvâmes refuge aux abords d'un cours d'eau. Antoine ne se fit pas prier et se jeta tête la première dans la petite rivière. Pendant ce temps, Gritus détacha les poneys de la charrette et s'occupa des soins. Puttard entreprit d'arranger le camp, tandis que je préparais le feu. Le soleil commençait sa course vers l'horizon, en conclusion d'une nouvelle journée de voyage.

Bien que je n'étais pas féru de viande blanche, je me resservis trois fois. Notre archer alchimiste était un talentueux cuisinier et je ne pouvais refuser un bon repas. La nuit noire venait de s'installer, lorsqu'Antoine émergea enfin de son bain. Seulement vêtu d'une couverture, le reste de ses affaires séchant à quelques mètres de là, il s'installa en grommelant. Il se servit à son tour, mâchonnant avec rage la chaire de la créature. Pour lui, le repas avait un léger goût de vengeance.

Une fois nos assiettes vidées, nettoyées et rangées, nous restâmes quelques instants à contempler les flammes. Antoine, encore maussade de son expérience, brisa le silence :

— Pourriez-vous nous parler de votre ami ?

Je mimai la surprise, par pur effet rhétorique, afin de le laisser quémander :

— Stivassian... j'aimerais en entendre plus à son sujet.

Gritus et Puttard ne soulevèrent aucune objection. Je lus dans leurs yeux qu'eux aussi voulaient connaitre la suite des aventures.

— Que puis-je vous raconter d'autre, commençai-je ? Je vous ai narrer les événements qui nous ont amenés à nous rencontrer. Néanmoins, j'ai bien peur que la suite soit particulièrement peu adaptée à un conte.

Notre sorcier me suggéra une piste :

— Pourquoi pas comment Ellia et Stivassian se sont rencontrés ? Comme vous nous aviez laissés, elle sortait un peu de nulle part, cette magicienne...

— Malheureusement, je ne connais pas les détails de l'histoire. Je l'ai demandé, par curiosité, aux deux protagonistes. Dame Ellia m'a dit que, lors d'une charmante soirée, ils avaient débattu sur l'éthique animale et de la sur-urbanisation de leurs contrées. Stivassian, quant à lui, m'a simplement raconté qu'elle avait cherché à le brûler vif. Je n'ai jamais su le fond de l'affaire. Leur relation était... particulière. Laissez-moi la conter.

Je me dressai sur mes jambes et entamai la narration :

— Tout d'abord, rappelons les événements. Stivassian et moi avions convenu, après notre rencontre, de faire route ensemble vers la capitale. En arrivant sur les lieux, mon compagnon fut arrêté et jeté dans l'arène impériale, où il lutta pour sa vie et sa liberté. Malgré sa grande maîtrise, il y fut mortellement blessé. Par un tour du destin, je parvins à l'amener chez Dame Ellia, amie de notre héros et puissante sorcière qui lui sauva la vie. Nous en étions restés là, alors que je convenais de demeurer au chevet de Stivassian, le temps qu'il se remette.

Je laissai quelques instants s'écouler, pour laisser mes camarades dans l'attente. Enfin, je contai la suite des événements.

Les histoires au coin du feu du marchand hobbitWhere stories live. Discover now