2. Daikiri et Mojito

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— A toutes les Martha Rooth du monde ! Puissent les MST leur pourrir les entrailles !

Nous levons nos verres en chœur et trinquons à cette garce qui, du haut de ses talons aiguilles s'est permise de me laisser lui payer trois verres et de me chauffer avant de me dire que je n'étais pas assez bien pour elle. Il est deux heures du matin et je tiens le record de râteaux de la soirée avec quatre refus. C'est officiel je n'attire pas les femmes. Sean me talonne de près avec trois refus et un cocktail en pleine figure. Lui qui avait commencé la soirée en nous affirmant que sa chevelure rousse ferait fureur et que pas moins de deux femmes finiraient dans son lit, ou ailleurs. Non seulement sa coiffure démodée depuis les années 1700 ne l'aida pas mais sa barbe digne des guerriers vikings fit fuir toute chance de succès. Je lui avais pourtant dit de la raser.

Nous avalons nos shots d'une traite et Peter lève son verre vide en beuglant à la serveuse de nous resservir. Les néons et autres lasers de la boîte de nuit nous brûlent les rétines tout comme l'alcool décape nos gorges et la musique assourdissante fait battre nos cœurs. Au moins ils battent pour quelque chose.

— Je hais les femmes, crie John au verre vide qu'il tient entre ses mains.

Le hurlement est l'unique moyen de communication possible en ces lieux si animés.

— Va crever John !

Ça c'est Mary, elle n'a de féminin que le prénom et le corps, elle crie comme un chiffonnier, porte des t-shirts à l'effigie de héros de jeux vidés sanguinolents, a la subtilité d'un tonneau vide et comprend mieux que quiconque dans cette pièce les équations newtoniennes du mouvement. Elle est la femme parfaite, et sort avec Peter. Ils ont eu le coup de foudre l'année dernière, lors de leur premier cours d'astrophysique avancée et ne se sont plus quittés depuis. Ce qui fait que maintenant nous ne sommes plus quatre mais cinq. Nous l'avons bien dénigrée lorsque Peter nous l'a présentée mais après deux ou trois parties de CS à se tirer mutuellement dans le dos elle a naturellement intégré notre petit groupe.

Une nouvelle tournée arrive et avec elle la note. Instinctivement les regards se tournent vers moi.

— Merci les gars ! Je me fais jeter par la fille la plus saoule et la plus abordable de la soirée et en plus je paye la note !

— Mec, t'as eu les meilleures notes du trimestre. Assume ! me rétorque Mary avec une pointe de jalousie.

Pour sûr aucun de ces faux frères n'aura la gentillesse de me donner sa carte de crédit, ils me laisseront tout payer. Bon avant-hier on a fait la même à John. Je quitte mes comparses et plonge dans la fosse. Partout des corps se trémoussent en rythme, des centaines d'hommes et femmes sont venus oublier leur journée dans ce sauna lumineux. Des centaines et pourtant aucun d'eux n'a ne serait-ce qu'un regard pour moi. Je suis invisible, et passablement éméché.

J'arrive enfin au comptoir, enfin presque. Trois rangées de gens agglutinés me séparent de la caisse. La prochaine nous irons dans un bar tranquille, pas dans la dernière boîte à la mode, déjà qu'il a fallu mettre une chemise et filer un pourboire au videur. Je me colle à la masse transpirante et essaye de gratter un peu, les rires exagérés de mes voisines suite à une flatterie douteuse d'un bellâtre m'irritent au plus haut point.

Enfin un barman tourne la tête vers moi, je vais pour tendre ma note quand une main me grille la politesse.

— Trois cocktails !

— Hey pour qui tu te prends greluche ! C'était mon tour !

C'est plus fort que moi, l'alcool pour moi, je lâche un flot d'insultes contre cette fille que je n'ai même pas regardée.

— T'as combien de QI pour ne pas savoir qu'il est impoli de griller ?

— 42 !

J'en reste sans voix. Non seulement la nana en face de moi me regarde avec des yeux pétillants mais elle m'a cité H2G2.

— Quoi ? me demande-t-elle en récupérant sa carte de crédit, as-tu perdu ta langue ? Oh une fille qui met du maquillage et connaît le guide du voyageur galactique c'est un ovni pour toi ? Bienvenue au 21ème siècle !

Impossible que je reste sans réagir, et pourtant je passerais bien des heures à calculer les proportions de son joli minois.

— Et bien disons seulement que les geekettes que je connais sont polies.

— Geek est un mot totalement dénaturé aujourd'hui, le premier venu qui utilise les réseaux sociaux se décrète geek.

C'est décidé, je lui offre un verre.

— Tu parles à un nerd qui fait des études en algorithmique modulaire, entre autres. Nous pouvons jouer avec les mots longtemps. Tu bois quoi ?

— Hum crypto hein ? Un Daikiri. Merci.

Cette fille a un regard accrocheur, impossible de la quitter des yeux. Les boissons arrivent trop vite à mon goût, je dois prêter attention au barman et me détacher d'elle. Elle m'entraîne vers une petite table haute où trônent trois verres vides.

— Mes amies sont parties danser, m'informe miss 42 en prenant place, je m'apprêtais à filer en douce.

— Pas fan de danse ?

— Partiel d'économie appliquée à la théorie des jeux dans... Six heures et trente-deux minutes.

Elle consulte une montre dont le bracelet est plus qu'usé. La remarque me brûle les lèvres et l'alcool m'aide à la faire sortir.

— Une économiste sans le sou, tu devrais réviser au lieu de traîner dans les bars...

— Je rembourse mon prêt étudiant, lorsque je serai diplômée je m'offrirai la montre qui va avec le job...

— L'habit ne fait pas le moine.

— Exactement.

Je crois que je n'ai jamais bu un verre aussi lentement. Nous parlons, ou plutôt hurlons, de tout et de rien. La chance est avec moi, nous sommes sur le même campus.

— Je vais devoir te laisser, sinon je vais vraiment foirer mon partiel.

Pas tant de chance semble-t-il.

— J'ai une chance de te revoir ? Tu sais qu'on est sur le même campus ?

— Si t'es moins saoul peut-être, cela trois fois que tu me le dis.

— Ok, moi c'est James Wood, et toi ?

— Aliénor Grant. A plus tard James.

Elle me tourne le dos et je suis sa silhouette disparaissant dans la boîte durant dix minuscules secondes. Puis une grogniasse qui se trémousse avec ses paillettes me gâche la vue.

Je crois que je vais vomir mon mojito. 

JamesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant