La neige

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A la suite de ma dernière entrevue avec mon psychiatre, il m'a prescrit des médicaments contre la dépression (je ne suis pas déprimée !). Il n'arrête pas de répéter à ma mère que mon état s'aggrave, et qu'il me faudrait un traitement plus "efficace". Il a raison dans un sens : changer de psychiatre sera surement plus "efficace" pour moi.
Vraiment, j'ai de plus en plus l'impression que personne ne me comprendra jamais... je forme un poids lourd pour toutes les personnes de ma vie, et on dirait qu'au lieu de m'aider, elles ne font que m'enfoncer encore et encore. Je n'en peux plus de vivre.
   Tout ceci est trop ridicule.
Je suis ridicule.
Ce matin, j'ai décidé de ne pas prendre mes pilules -je suis sûre qu'elles ne me servent à rien de toute façon et même, peut-être que c'est ELLES qui m'empêchent d'être normale... je veux vivre au moins une journée en étant parfaitement moi-même, et non à moitié shoutée aux médocs. Qu'est-ce qui me dit que je suis dangereuse? Je viens tout juste de passer un an à tenter d'être stable, cela prouve que je progresse. Comment peuvent-ils savoir que mon état se révèle être critique ? Comment pourrais-je moi-même le savoir, moi qui ne me connais que sous effets chimiques?
Je vis de la neige dehors. La voir, de mes yeux, sachant que je la voyais avec des yeux sans aucun effet chimique, me fit frissonner. J'avais l'impression de la voir plus belle que jamais, scintillante de mille feux sous les doux rayons du matin.
Une envie irrésistible de sentir le contact de la neige sur ma peau chaude m'envahit immédiatement et, avant même de me rendre compte de quoi que ce soit, je me retrouvais dans mon jardin, en débardeur et en short, pieds nues, à ensevelir mon corps de neige.
Le froid me mordait la peau avec délice et un rire surpris sortit de ma gorge. Mes membres tremblaient sous le froid qui glaçait mes vaisseaux et mon cerveau, et pourtant jamais je ne me sentis aussi heureuse. Je profitai de cet instant où je poussai des petits cris de joie et des poussées de rire dû à l'adrénaline qui s'emparait de moi.
Il me semblait qu'à peine une minute s'était écoulée lorsque l'on m'arracha violemment de la neige et que l'on me couvrit brusquement d'une épaisse couverture désagréable.
Aussitôt, toute sensation de bien-être quitta mon corps comme s'il n'y avait jamais été, et une profonde angoisse m'envahit.

-Mais enfin, qu'est-ce qui t'as pris de faire ça, Ambroisie? cria ma mère, ses yeux vieillis écarquillés et reflétant une panique effarante. Cela fait deux heures que l'on te cherche et tous tes professeurs se sont inquiétés! Qu'est-ce que tu étais en train de faire, dehors comme ça par terre, déshabillée ? Tu voulais tomber malade ou quoi? Tu as vu combien il fait froid?

-Lâche-moi! Laisse-moi tranquille, gémis-je, des larmes me montant aux yeux. J'étais bien ici avant que tu n'arrives ; pourquoi est-ce que tu m'as sortie de la neige? Tu veux que je souffres, c'est ça ? Tu veux me punir pour ne pas être sortie normale ? Vous voulez tous me faire souffrir encore plus que je ne souffre déjà ! Laisse-moi toucher la neige, elle est tellement belle et blanche...

Ma mère recula comme si je l'avais giflée, et me regarda longuement en fronçant les sourcils.

-Mais qu'est-ce que tu racontes Ambroisie? Est-ce que tu aurais oublié de prendre tes médicaments ce matin?

-Pourquoi est-ce que tu dois toujours parler de ces foutus médocs ? Tu ne me crois pas capable de penser moi-même, toute seule ? Je savais que je ne pouvais compter sur personne. Vous me voyez tous comme une folle qui ne peut rien être à part ça. Vous oubliez que je reste un être humain, avec des sentiments et des pensées.

Je sentais la rage qui montait de plus en plus en moi, et j'avais comme l'impression que ma vision s'assombrissait tandis que plusieurs pensées obscures s'empilaient à toute vitesse dans ma tête.
Ils me détestent tous. Ils veulent tous me punir d'être ce que je suis, parce qu'ils voudraient bien être comme moi. Ce sont tous des menteurs. Aucun d'eux ne m'a jamais aimé -comment le pourraient-ils?
Ma mère me prit alors le bras et je me mis à crier comme si elle m'avait brûlée. Elle le retira alors avec étonnement et perplexité.

-Ambroisie, dit-elle d'un ton doux. Où est-ce que tu as vu de la neige?

-Mais nous sommes en plein milieu de la neige! Regarde...

J'en pris une poignée sur le sol avec frustration et la lui montrait. Elle brillait de cristaux d'un blanc translucide qui m'hypnotisait. Comment ma mère ne pouvait-elle pas l'avoir remarquée? Serait-ce sa vue qui avait baissé ?
Ma mère prit mes paumes dans les siennes et regarda le contenu avec de plus en plus d'effarement et de confusion.

-Ambroisie, c'est de la boue que tu tiens dans tes mains. Pas de la neige.

Ce fut à mon tour de me sentir confuse.

-Mais non, maman ! Qu'est-ce que tu racontes enfin, c'est de la neige, regarde!!

Je le brandis brusquement sous son nez, frustrée que ma mère voyait si mal quelque chose qui était pourtant si clair et net.
Ma mère empoigna mes poignets fermement et les dirigea vers moi, le regard ferme et dur.

-Regarde bien, Ambroisie ! Regarde ce qu'il y a dans ta main!

      Alors que je m'apprêtais à objecter, mon regard se posa sur mes mains et je me figeai. Elles étaient remplies de terre molle et sale, de morceaux de branches et de feuilles mortes. Sentant la terreur remonter le long de ma colonne, je jetais le contenu le plus loin de moi avec horreur. Où était passée la neige?

-Il y avait de la neige, persistai-je en martelant chacun de mes mots, cherchant avec affolement la neige autour de nous. Je t'assure que le sol en était couvert. Il faut que tu me crois, maman ! Elle a peut-être fondue, ou quelque chose comme ça. Mais je t'assure qu'elle était là, et que je m'en suis même couvert même le corps...

      Ma mère écarta sur mes mots délicatement ma couverture pour me faire voir mes sous-vêtements, entièrement salis de boue collante et de branches moisies.
A cet instant, je n'arrivais plus à penser correctement. J'étais persuadée d'avoir vu la neige et de l'avoir sentie sur moi. Je n'ai pas pu l'inventer; elle était trop réelle pour être le fruit de mon imagination... si? Pourtant, il n'y avais pas -ou plus- de neige, qui pourrait prouver à ma mère que je disais la vérité.
Sur ma poitrine marron de terre tomba une goutte d'eau, qui s'ensuivirent de trois autres. Ma mère me prit alors dans ses bras et m'essuya les joues avec des gestes tendres et doux, toujours en me regardant de ce regard triste et calme à la fois.

     -Viens, me dit-elle. On va rentrer se mettre au chaud.

     Je la suivis avec un mélange d'hébétude et de confusion, sans cesser pourtant de me répéter qu'il y avait de la neige.

Sombre FolieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant