Chapitre 6

1K 74 2
                                    

Hendrich Hohenman n'était pas homme à se laisser impressionner, sinon il ne serait pas l'un des directeurs de l'empire dirigé par Romulus Vargas. C'était un fait. Pourtant, debout là avec sa valise, largué à l'aéroport de Moscou, il ne se sentait plus si fort que ça. Il avait agit sur une impulsion, ce qui ne lui ressemblait pas du tout.
Scandza est malade.
Cette information l'avait perforé plus certainement qu'une balle de revolver. Alors le voilà, planté là comme un péquenaud, pas foutu de savoir où aller. Enfin si, Ivan avait écrit l'adresse de Scandza mais il n'était pas sûr de pouvoir aller jusque là bas. Pour dire quoi? Tu m'as menti, je t'ai menti, on est quittes...? Pour le voir? Pour se faire du mal? Il n'avait même pas prévenu Romulus de son départ, ayant sauté dans le premier avion en partance pour la Russie. De toute façon, si l'italien s'inquiétait, Gilbert serait à même de répondre, pareil pour Ludwig ou Franziska si ils s'angoissaient de son absence. Il soupira puis se dirigea près de la sortie de l'aéroport, direction les taxis.
Scandza venait de rentrer chez lui, il déposa son manteau et ses bottes puis rangea ses courses. La vie était monotone et fade depuis des années. Depuis vingt ans... Avoir vu grandir ses nièces et son neveu avait été aussi réconfortant que blessant. Bien sûr, il adorait Yekaterina, Ivan et Natalia mais... ces enfants lui rappelait une question lancinante: avait-il son propre enfant? Là quelque part, après cette nuit magique avec cet Oméga? Son Oméga... Il avait apprit que Ivan avait trouvé son partenaire destiné lors de son voyage dans le sud de la France, quelle chance pour lui car tout s'était bien terminé pour eux, au final. Lui, il n'oublierait jamais cette fameuse nuit à Berlin, cette nuit où la famille lui avait demandé de remplacer son cousin Kievan pour une conférence extrêmement importante, mettant à profit leur ressemblance frappante. D'inclination douce, Scandza avait accepté pour assurer la sécurité de l'avenir de son cousin, celui-ci lui en ayant toujours été reconnaissant. Sincèrement. Aussi, Kievan s'était toujours sentit profondément responsable de la tristesse et la solitude de son cousin, il avait cherché la trace de ce Hendrich Beilschmidt mais sans jamais rien retrouver, Scandza lui avait dit de laisser tomber au bout d'une dizaine d'années, fatigué d'espérer en vain et préférant dépérir lentement, tranquillement. Scandza était malade oui, malade d'amour et le seul remède serait de lui présenter l'objet de son affection. Il ne restait plus grand chose de sa stature d'Alpha d'autrefois, il avait la peau sur les os, les joues creuses, les yeux vides et très cernés, ses boucles blanches étaient passées de soyeuses à filasses. Ivan ne mentait pas quand il disait que la vie de son oncle était en danger bien que tous les médecins du monde seraient inefficaces à le soigner, même avec toute la volonté du monde. Le cœur de Scandza mourrait et tout son être avec lui.
Le bruit de la sonnette le tira de ses pensées, qui pouvait bien venir ici? Sa famille était trop occupée à s'occuper des noces de Yekaterina... Vaguement curieux et ennuyé, il se traîna dans l'entrée et ouvrit la porte.

Romulus n'avait pour le moment pas le loisir de s'inquiéter de la disparition de son premier Oméga, ni même le temps de s'apercevoir de ladite disparition tout court. Présentement, il était assit dans le salon privé d'un hôtel en bord de mer, assit sur l'accoudoir de son fauteuil se trouvait Nassim. En face et en miroir, Baal et Falcata. Il avait rendu visite au jeune père et avait immédiatement senti la forte odeur de l'autre Alpha sur lui, ça l'avait grandement hérissé mais pas enragé, bien qu'en colère, il connaissait les raisons de ce folâtrement. Ça ne restait pas moins dur à digérer.
- Est-ce qu'il t'a fait du mal?
- Non! Baal est vraiment attentionné avec moi...
- Bien.
Le silence était tendu. Nassim estimait beaucoup son Alpha actuel, sachant qu'en sentant l'odeur d'un autre dominant sur lui, il aurait pu le prendre de force jusqu'à en effacer la moindre trace. Au lieu de ça, il l'avait forcé à prendre une douche mais ne lui avait fait aucun mal.
- Et toi, Romulus, lui as-tu fait du mal?
- Mumus ne ferait jamais ça!
Il avait répondu par automatisme et recevoir le regard perçant, coupant de Baal lui fit mal. C'était normal de défendre le père de ses enfants... Gérer un Alpha était compliqué alors deux à la fois et deux se détestant en prime, voilà le pompon! Falcata lui vint en aide, sa voix mélodieuse attirant l'attention des deux mâles dominants.
- La situation est complexe et demande du doigté pour être réglée sans accrocs non nécessaires alors messieurs calmez-vous. Nassim est stressé, tentez d'être cordiaux à défaut d'amicaux.
Puisqu'il avait raison, aucuns des deux ne releva la phrase. Le jeune homme se sentait bien assez coupable de causer ce genre de soucis «territoriaux» entre les deux. Romulus soupira lourdement puis leva la main, ses doigts attrapant le collier de cuir rouge que portait Nassim, faisant tinter la clochette attachée au centre.
- Sous ce collier se cache ma marque. Tu ne l'as pas réécrite.
- Non puisque Nassim ne le désirait pas. Je respecte ses choix.
- Explique-moi pourquoi.
Le concerné baissa les yeux, comme un enfant prit en faute. Mais il releva la tête.
- Je n'ai pas encore choisit Baal alors je refusais qu'il me morde. Je ne changerais rien tant que je ne saurais pas ce qu'il adviendra de mes enfants. Je ne me séparerais jamais d'eux.
- Je ne compte pas me séparer de mes enfants non plus. Cependant tu ne seras jamais heureux juste avec moi. N'est-ce pas?
- ...Je suis désolé...
- Si Baal consent à habiter ici avec toi afin que je puisse voir les petits autant de fois que je le voudrais, je peux consentir à te céder.
- Vraiment...?
- Tu peux garder l'appartement ou en prendre un nouveau avec lui mais j'exige de savoir où et de pouvoir y venir.
- Pas n'importe quand, intervint Baal.
- Je préviendrais avant évidemment. Ces conditions te conviennent-elles, Nassim?
L'Oméga prit la main de son Alpha, frottant sa joue contre sa paume, lui montrant ses yeux emplis de larmes. Pourtant, elles ne gâchaient pas son sourire.
- Ça me va, si il est d'accord.
- Je le suis, je t'attends depuis trop longtemps pour refuser maintenant.
- Je vais préparer un contrat et nous le signerons tout les trois, c'est pour te protéger au cas où Nassim, mon joli petit chat noir.
- Je te remercie mais je ne suis plus ton chat...
- C'est vrai mais tu me seras toujours précieux. Aller, va.
Le jeune tunisien se leva alors et vint s'asseoir sur les genoux de Baal qui le serra contre lui avec possessivité, le nez dans ses cheveux noirs, il était envoûté par sa douce odeur. Vaguement irrité par celle de Romulus par dessus mais rien de grave. Ce dernier regardait Falcata avec intérêt.
- Et toi alors, que vas-tu faire?
- Je vais rester avec eux un petit moment et je déciderais ensuite.
- Ma porte t'es ouverte si tu le souhaites.
- Je le note.
Il lui décocha un sourire sexy qui ne laissa pas l'italien indifférent mais il le prit avec humour. Dans peu de temps, Nassim ne serait plus à lui. Ça l'attristait pas mal en vérité mais il se remontait le moral en se rappelant que leurs enfants seraient toujours les siens et que en plus, Loïs allait lui en donner un autre dans quelques mois. Pas de quoi se morfondre si on prenait les choses du bon coté.

Théodose Byzas était un homme originaire de Turquie, Istanbul pour être exact mais il était en fait à demi-italien par son père. Il avait déménagé en Italie puis en France pour ses études puis son travail, en effet, il avait décidé d'être professeur de théologie chrétienne, sa période phare étant l'Empire Romain d'Orient. Un homme très pieux et généreux, gentil et bien élevé mais aussi très drôle et ne tenant pas vraiment l'alcool. Aujourd'hui, il avait rendez-vous avec Florentina, il l'avait rencontré quand il était jeune et encore étudiant, elle aussi d'ailleurs quoique tôt après, elle fut maman. Son mari avait très bien réussit sa vie pour ce qu'il en savait. Lui aussi, oui même un Oméga pouvait se hisser seul si il mettait assez d'efforts et ignorait les mauvaises langues. A presque cinquante ans, bien qu'il ne paraissait n'être qu'à fin trentaine, début quarantaine au mieux, il n'avait plus rien à prouver. Jamais marié, il avait vécu très longtemps avec une femme puisqu'il n'avait jamais touché un Alpha et n'était donc pas gêné par ça. Cependant depuis peu, il vivait une relation avec un homme de type Bêta, l'un de ses anciens étudiants ayant changé de voie. Il était prof de yoga. Au moins, il restait une certaine mesure de spiritualité, sans doute. Il sorti de son monceau de pensées quand la très élégante et toujours aussi belle Florentina prit place sur la banquette en face de lui, elle retira ses lunettes de soleil et esquissa un sourire.
- Toujours aussi belle, Flo.
- Toujours aussi charmant, Théo.
Ce n'était que récemment qu'elle avait compris que Théodose était le partenaire destiné de Romulus, elle se sentait si stupide de ne pas avoir comprit plus tôt. Romulus ne l'avait jamais touché, pas une fois. C'était sans doute pour ça que le prof de fac pouvait vivre sa vie aussi librement. Il semblait heureux, sans doute car il était ignorant de la vérité. La lui dire serait trahir le secret de son mari et gâcher tous ces efforts de ces dernières années.
- Tu sembles préoccupée. Tu peux me parler tu sais.
Justement non, pensa-t-elle tristement. Son mari souffrait depuis bientôt trente ans, elle l'aimait. Elle était toujours amoureuse de son époux mais elle connaissait sa souffrance. Quand il prenait ses Omégas, cherchait-il ces yeux verts à l'éclat doré dans leurs prunelles? Cherchait-il à toucher cette chevelure d'un chaud brun, légèrement bouclée avec une ou deux mèches rebelles? Cherchait-il à caresser cette peau de miel? Elle remit ses lunettes de soleil pour mieux dissimuler ses pensées et commanda un café. La pensant fatiguée, Théodose ne s'en vexa pas. Il n'avait pas de contacts réguliers avec Florentina mais parfois, ils échangeaient quelques textos, de temps en temps une carte de vœux et rarement, comme aujourd'hui, ils se voyaient pour un café. Elle lui demanda de ses nouvelles et il parla de son travail en tant que professeur puis en tant que chercheur, ayant apparemment trouvé un bouquin très intéressant. Cette lueur de joie dans ses yeux la fit sourire, Romulus l'avait choisit elle plutôt que lui. Il avait abandonné cette lueur pour elle... Pourrait-elle un jour la lui rendre sans en mourir de chagrin? Reconnaître la douleur était une chose, y apporter les soins nécessaires en était une autre. Et Florentina ignorait sincèrement si elle en avait la force.

Loin de ces drames divers, deux adolescents parcouraient ensembles des magasins spécialisés dans l'aménagement des chambres d'enfants et tout ce qu'il fallait pour accueillir un bébé. Loïs était aussi ravi que terrifié de sa grossesse et savoir qu'un ami allait vivre cette expérience en même temps que lui le rassurait un peu. De son coté, Ewen avait été angoissé de le dire à Julien car ils n'avaient pas abordé le sujet d'avoir des enfants depuis que le roux lui avait confié être un Alpha et non un simple Bêta. Julien l'avait très bien accepté, il avait caressé le visage de son compagnon comme si il était soudainement fait de cristal et quand il lui avait fait l'amour ce soir là, jamais ça n'avait été aussi tendre. Il en rougissait en y repensant, souriant bêtement.
- Dis Ewen, tu voudras savoir si c'est un garçon ou une fille?
- Je pense vouloir garder la surprise. Et toi?
- Vu comment Romulus était excité par la nouvelle, autant le fixer dès que possible.
- J'imagine oui, sinon il risque d'être fatiguant.
- On va être pères...
- Oui.
- Déjà...
- Oui.
Les deux garçons se regardèrent un moment puis ils furent pris d'un rire incontrôlable. Déjà les hormones ou simplement le besoin d'évacuer la pression. Une fois calmés, ils reprirent leur balade dans les rayons, s'extasiant sur des pyjamas vraiment trop mignons, jouant avec les doudous vraiment hyper doux ou s'interrogeant sur l'utilité de divers objets concernant les biberons et autres trucs encore inconnus pour eux. Ils étaient venus en repérage plus que pour acheter mais il n'était pas impossible qu'ils repartent avec une babiole ou deux. Il y avait des décorations tellement chou! Ils s'arrêtèrent un moment devant les incontournables Sophie la Girafe, s'amusant à jouer avec en appuyant dessus. Puis Loïs vit le regard soudain triste de son partenaire de shopping, l'inquiétant un peu.
- Est-ce que ça va?
- Je me demandais juste si mes parents sont venus aussi, est-ce qu'ils ont cherché des choses pour moi? Se sont-ils demandés si telle couleur ou tel objet serait bien pour moi?
- Mais, tu m'as dit qu'avant tu vivais seul avec ton père non?
- Ce n'est pas vraiment mon père... Il m'élève depuis mes quatre ou cinq ans, je n'ai pas de souvenirs d'avant ça. Mais il n'a de père que le nom, finalement.
- Je suis désolé.
Ewen esquissa un sourire triste puis reposa la girafe en caoutchouc. Se sentant mal pour lui, l'apprenti couturier l'entraîna de nouveau vers le rayon des doudous et lui dit de choisir son préféré. Un peu éberlué, il réfléchit un moment puis jeta son dévolu sur un adorable mouton, à la laine blanche mais à la tête et aux pattes d'un joli rose poudré. Loïs en choisit un à son tour, il prit un chat bleu avec un nœud papillon violet.
- Ce sont nos cadeaux pour fêter nos grossesses. Comme ça, nos bébés sauront qu'on les aura aimé dès le tout début et qu'on les aimera toujours très fort.
Ewen sourit plus joyeusement cette fois, serrant dans ses bras son ami. Loïs n'avait plus de famille non plus mais il allait en construire une où il serait aimé pour toujours. Comme l'autre lycéen, ce qui chassa sa tristesse.

Charles avait fini par attraper un coup de froid alors même que la saison n'était pas encore si fraîche que ça. Pas grave, Claude s'occupait de lui avec amour. Et il gérait les cinq enfants aussi, Shawn, Wyatt, Jack et Zayne puis enfin Victoria. D'ailleurs, les deux aînés avaient été chargés d'aller faire les courses, les jumeaux jouaient au foot dehors, bien couverts de leurs manteaux et la petite s'amusait à faire la princesse dans sa chambre.
- Sorry Claude...
- Repose-toi, tu as de la fièvre.
- Je suis heureux que tu sois là, les enfants sont en sécurité à tes cotés.
- Je fais de mon mieux, ils sont gentils. Ils s'inquiètent pour toi, tu sais.
- It's just a cold...
- Je sais, repose toi.
Le pianiste se pencha pour l'embrasser, sentant ses lèvres brûlantes sous les siennes. Sacrée fièvre! Il lui préparerait une soupe plus tard, ça devrait l'aider. Il le laissa se rendormir puis redescendit au salon, y trouvant les aînés avec les sacs de courses. Claude sourit et vint les aider à ranger les victuailles, les remerciant au passage. Wyatt s'éclipsa rapidement, probablement impatient de retourner à son jeu vidéo sur sa PS4. Mais bizarrement Shawn resta, il semblait peu sûr de lui, chose rare à voir sur cet adolescent à l'air revêche.
- Je peux t'aider?
- Tu n'es qu'un Bêta Claude.
Le grand blond encaissa silencieusement, choisissant les légumes nécessaires à la soupe précitée. Se sentant coupable, Shawn ébouriffa ses cheveux châtain, plantant ses yeux verts dans le doux regard gris de l'amant de son père.
- C'est pas comme ça que je voulais le dire...
- Que voulais-tu dire alors?
- Est-ce que je vais forcément devoir prendre un Oméga? Je suis pas gay! J'aime les chattes, pas les culs!
Il se coupa net, remarquant le rouge flamboyant des joues de l'adulte. Explication un peu trop graphique sans doute. Il s'excusa, Claude hocha la tête et il poursuivit donc ses pensées, de façon un peu moins imagée.
- J'ai peur de le dire à Daddy, il pourrait le prendre mal... Je le respecte vraiment, je pense pas que les Omégas sont des putes ou des salopes ou je sais pas quoi... Mais j'ai pas envie de toucher un homme même si je suis un Alpha, je n'ai pas envie de toucher des mecs.
- Les préférences sexuelles ne sont pas décidées par ton type.
- Mais si un jour je tombe sur un Oméga en chaleur et qu'il agite son cul sous mon nez?
- Si tant est que ça arrive... Aide cet Oméga en ne le touchant pas, si il n'est pas amoureux de toi. Ou même si il est, si tu sais que tu vas le regretter.
- Mais je veux pas que ça arrive... Je veux une jolie fille, la draguer, l'aimer, l'épouser et lui faire des enfants...
- Comme beaucoup de garçons. Peut-être que tu devrais parler à ton médecin...
- Pourquoi?
- Il existe des suppresseurs pour les Alphas aussi, ça permet de sembler être de type Bêta. Plus de vagues d'hormones et autres désagréments.
Les prunelles vertes semblèrent s'illuminer. L'adolescent le remercia, le serrant dans ses bras avec une réelle reconnaissance. Ce problème le turlupinait depuis un moment, certes tous les ados pouvaient se poser des questions sur leur sexualité, mais celle d'un Alpha, tout comme celle d'un Oméga semblait être décidée d'avance. Ce qui pouvait causer bien des angoisses et des malaises.
- Shawn, tu peux en parler seul à seul à ton médecin, et lié par le secret il ne dira rien, mais ça serait bien que tu en discutes posément avec ton père. D'accord?
- Ouais... J'essaierais. Merci Claude, t'es pas notre père mais t'es vraiment important dans notre famille tu sais?
- Oui et j'en suis heureux.
Puisqu'il était là, il aida à préparer le dîner, la discussion devenant beaucoup plus légère. Shawn était devenu peu aimable depuis quelques temps mais il semblerait que la situation allait enfin s'améliorer, au grand bonheur de tous.

Le silence était pesant dans le vieil appartement moscovite, aucuns des deux hommes n'étant à l'aise avec l'autre. Hendrich était installé sur le petit canapé, un verre d'eau à la main et en face, debout contre le mur était appuyé Scandza. Ce dernier n'avait pas dit un mot, se contentant de le fixer comme si il voyait un Ange descendu des Cieux. Ce qu'il n'était pas car il était un menteur mais l'autre aussi, était un menteur. Se le reprocher mutuellement serait sans doute stérile. Hendrich posa le verre sur la table puis sorti son porte-feuilles, très simple mais classe en cuir noir. Il fouilla un instant puis en sortit une petite photo qu'il posa sur la table, l'avançant dans la direction de Scandza, du bout des doigts. Celui-ci se décolla du mur et se pencha, prenant entre ses doigts maigres la petite photographie, celle du type qu'on faisait pour les cartes d'identité. En vérité c'était celle du permis de conduire de Gilbert. Scandza regarda attentivement la photo, reconnaissant les mêmes cheveux blancs que les siens, mais raides comme ceux de Hendrich. Les yeux étaient rouges, l'albinisme s'était manifesté plus fortement apparemment. Il avait les traits anguleux de l'allemand, cette forme de visage qui l'avait séduit mais ce nez, c'était le sien. De son index, il caressa la chevelure de son enfant. C'était le sien n'est-ce pas?
- Il est de moi...
- Oui.
Hendrich ne pouvait rien dire d'autre. Quand il regarda son ex coup d'un soir en face, il se sentit mal de le voir pleurer. Les larmes semblaient creuser davantage les cernes sombres sous ses yeux, yeux qui si ils avaient gardé leur magnifique couleur violine, n'étaient plus pourvus d'aucun éclat. Hormis celui d'une infinie tristesse.
- Comment l'as-tu appelé?
- Gilbert. Il a vingt-sept ans.
- Oui... Presque trente ans à vivre sans toi... Et sans lui.
- J'ai deux autres enfants, un garçon et une fille.
- Toi, tu as continué à vivre.
- J'avais Gilbert, je devais vivre pour le protéger.
Scandza se laissa tomber sur un petit tabouret branlant, le meuble protestant contre ce rude traitement en grinçant.
- Nous nous sommes unis mais tu m'as empêché de te marquer. Tu savais qui j'étais.
- J'ignorais qui tu étais vraiment jusqu'à peu. J'ai toujours cru que tu étais Kievan.
- Peu importe mon nom, tu savais que j'étais ton Alpha et tu m'as rejeté. Pourquoi?
- Je n'avais pas envie d'être un jouet sexuel, une jolie poupée sans volonté et prête à écarter les jambes dès que tu le souhaiterais.
- Je ne t'aurais jamais traité ainsi...
- Je n'en savais rien. Tu es mon partenaire destiné, ton ascendance sur moi est bien plus forte que celle d'un Alpha lambda. J'aurais beaucoup de mal à refuser si tu m'ordonnais quelque chose et ça m'a toujours terrifié.
- ...J'ai du mal à t'imaginer plier devant qui que ce soit, Hendrich... On m'a toujours dit que j'étais trop doux pour un Alpha, trop gentil. Je n'en avais que le physique et maintenant, ça non plus, je ne l'ai plus.
- De quoi es-tu malade Scandza?
L'appelé se releva douloureusement et s'avança vers le blond qui se recula par réflexe mais il était bloqué par le dossier du canapé. Tout doucement, il vit s'approcher cette main osseuse et à la peau trop fine, il ferma très fort les yeux au moment où elle se posa sur sa joue, comme si il craignait que ça ne lui fasse mal. Mais ce n'était pas du tout douloureux, le contact de cette paume contre son visage était la plus douce caresse du monde et malgré lui, l'allemand se détendit. Le russe se mit à genoux devant lui, le nez levé vers lui alors que sa main restait là, sans rien faire d'autre. Scandza avait tant rêvé de pouvoir se noyer dans ces yeux bleus, cette beauté bleutée qui avait hanté ses rêves pendant des décennies. Il sourit, un sourit tendre sur ce visage émacié, un sourire qui semblait déplacé bien que sincère.
- Je suis malade de ton absence, Hendrich. Depuis ce jour à Berlin, je n'ai jamais pu t'oublier. Je n'ai jamais touché personne, même pas ceux qui te ressemblaient, ils étaient si fades à coté... Les partenaires destinés meurent sans leur compagnon...
- Nous ne sommes pas liés par la marque...
C'était un murmure, une faible protestation. C'était trop cruel de penser que c'était de sa faute si l'autre mourait.
- C'est vrai, je ne t'ai pas marqué. Mais toi tu l'as fait.
- C'est impossible...
- Souviens-toi de cette nuit où tu m'as fait l'amour Hendrich, souviens-toi du moment où tu as posé ta marque sur moi...
Il avait bandé les yeux de Scandza et avait attaché ses mains à ce moment là, afin d'être sûr de rester hors de portée de sa bouche, il avait même prit soin de ne jamais l'embrasser. Il se souvenait l'avoir chevauché avec passion, ses hanches tressautant encore et encore malgré sa volonté de tout arrêté. Et l'orgasme, ce moment où... Hendrich pâlit, il se souvenait maintenant. Il se souvenait de ses dents se plantant profondément dans la chair de son épaule. Scandza le laissa faire sans mot dire quand ses doigts tirèrent sur son pull élimé, faisant apparaître la marque parfaite de sa mâchoire sur son épiderme, malgré les années.
- Les Omégas peuvent-ils marquer leurs Alphas...?
- Ce n'est pas rare pour les partenaires destinés, d'après les recherches qu'a faites Kievan pour moi. Tu m'as réclamé puis abandonné. Je ne t'accable pas, je suppose que tu ignorais ce détail et que tu avais tes raisons.
Le russe allait poursuivre mais il se tut quand il vit l'étendue bleutée dégouliner de larmes. Hendrich pleurait pour lui. Hendrich était venu pour lui. Même si il venait à mourir demain, il mourrait heureux, enfin apaisé de l'avoir revu. Il se releva, cachant au mieux la grimace de douleur que lui causait ses muscles, protestant contre ce genre d'actions, prêt à s'éloigner de l'allemand. Une main serra soudainement la sienne, la serrant à lui en briser les os.
- Lâche-moi Hendrich. Je ne t'en veux plus depuis longtemps. Je te remercie d'être venu mais je te laisse à ta liberté. Laisse-moi juste la photo de Gilbert et on sera quitte.
La voix était douce et il souriait, mais ce n'était pas son vrai sourire. Le vrai c'était celui timide, étirant ses lèvres en une légère courbe. Le blond s'en souvenait parfaitement.
- Ça sent les sous-bois. Je me suis toujours demandé si tu venais de la campagne, Hendrich...
Il était un Oméga, il dégageait une odeur naturellement attirante pour les Alphas et sans le vouloir, il venait de la laisser percer au delà du parfum haut de gamme qu'il portait. Et pourtant, Scandza ne réagissait pas. Il serra encore davantage sa prise sur la main frêle du russe.
- Tu ne réagis pas à cette odeur.
- Tu l'as fait exprès? Ce n'est pas très gentil.
- Non, je n'y suis pour rien.
- Même si je réagissais, mon cœur ne supporterait pas de te voir disparaître après t'avoir étreint, encore une fois...
- ...J'ai tout abandonné pour venir te voir... Mon Alpha, mes enfants, mon travail... J'ai fourré des fringues en vrac dans cette foutue valise et j'ai sauté dans un avion. Juste pour te revoir, toi qui me hante chaque fois que je vois Gilbert...
- Est-ce que je t'ai manqué Hendrich...?
Il ouvrit la bouche mais aucun son n'en sorti. Ses yeux bleus brillaient à nouveau de larmes contenus, ses mains tremblaient et il se mordit la lèvre dans le vague espoir de se contrôler. Scandza dégagea finalement sa main mais au lieu de s'éloigner, il ouvrit les bras et enlaça tendrement, quoique fortement, son Oméga qui se nicha contre lui. Tout bas, il chuchota à son oreille, son souffle balayant les mèches d'or pâle.
- Maintenant, ma vie est entre tes mains...

Ewen s'était endormit sur le canapé, un manuel de cours sur les genoux et la fameuse peluche coincée sous le bras. Il n'avait pas tant de devoirs que ça mais plonger son esprit dans ses études l'avait aidé à ne pas trop penser à des choses inutiles. Il n'avait jamais trop penser à ses vrais parents, sauf dernièrement. Sans doute parce que avant, il vivait avec Wido et le voyait tout les jours. Ce dernier n'était pas un père modèle et peut-être pas un père tout court d'ailleurs mais il avait toujours été là et Ewen s'était contenté de ça. Très tôt il avait apprit à tenir la maison en faisant le ménage et le linge, à nourrir la famille en faisant les courses et en préparant les repas. Beaucoup pensaient qu'il devrait détester cet homme mais lui, il avait vu ses blessures. De nombreuses fois, Ewen s'était demandé d'où venait toutes les cicatrices de son père, dont celle barrant son visage mais il n'avait jamais osé poser la question. Il entendait également des bruits la nuit, une nuit il s'était levé et avait comprit que son père sanglotait après de quelconques cauchemars. A ce stade, c'était plus des terreurs nocturnes que des cauchemars d'ailleurs. Wido restait éveillé très tard le soir, buvant du whisky en regardant le feu dans la cheminée, Cerbère, le doberman, couché à ses pieds. En vérité, Ewen ne savait rien de l'homme l'ayant élevé de ses cinq à seize ans. Et il le regrettait...
Julien rentra à l'appartement, étonné de ne voir aucunes lumières allumées. Vaguement angoissé, il fila au salon et alluma le plafonnier et se calma immédiatement en voyant son Oméga endormi sur le canapé. Il prit donc le temps de poser ses affaires puis se rapprocha de lui, il lui ôta le manuel qu'il referma avant de le poser sur la table puis revint pour le prendre dans ses bras, le soulevant sans grande difficultés. Il remarqua la peluche mais ne la reconnu pas, Ewen n'ayant pas ce genre d'objets. En fait, son amoureux n'avait pas beaucoup de possessions hormis ses vêtements et ses affaires du lycée. Cependant il se souvenait qu'aujourd'hui, Ewen devait faire une sortie avec Loïs. Elle devait venir de là. Le roux sourit, heureux que son compagnon passe du bon temps avec ses amis. Arrivé à leur chambre, il le déposa doucement sur leur lit et il s'assit à ses cotés, repoussant une mèche noire tombée en travers de ce visage à la clarté de porcelaine.
- ...Père...
Un simple murmure mais qui le figea momentanément. Pour avoir été le voisin de Ewen et Wido pendant plusieurs années, il savait que si le père était aussi charmant qu'un bloc de granit, il n'avait cependant jamais maltraité Ewen. Certes sa façon de lui parler était parfois limite mais à part ça, rien à signaler. Et Julien se doutait que le cœur tendre de son aimé ne pouvait complètement oublié celui l'ayant élevé, quand bien même ils n'étaient pas une famille aimante et unie. Il soupira, continuant à caresser la soyeuse chevelure noire. Ewen était enceint, son instinct d'Alpha lui ordonnait de le protéger encore plus qu'avant et c'était déjà difficile de le laisser aller et revenir du lycée seul ou partir en promenade. Mais il savait que l'adolescent lui en voudrait si il tentait de le mettre en cage. Cela dit, même si Wido ne ferait sans doute pas de mal physiquement à son fils si celui-ci venait à lui rendre visite, rien ne garantissait qu'il n'allait pas le détruire moralement. Ni même qu'il accepterait de le voir tout court, après tout quand il avait vendu Ewen, ça avait le goût des adieux. Julien décida que si Ewen lui en parlait, ils en discuteraient davantage pour décider quoi faire, d'ici là, mieux valait ne rien dire et simplement attendre. Il scella cette résolution d'un doux baiser sur les lèvres de son chéri puis se leva pour aller au salon, laissant sa moitié se reposer.  

Partenaire destinéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant