La Lune

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Le soir venu, Alice ne retourna pas dans sa chambre. Elle monta le plus haut possible et trouva un jardin au sommet de la maison, sur le toit, entre deux cheminées. La Lune, accompagnée de quelques étoiles, conjurait la présence du cube.

« Bonsoir, dit la Lune.

— Bonsoir, dit Alice.

La Lune chantait une complainte lente et fatiguée.

Le soleil était là qui mourait dans l'abîme.
L'astre, au fond du brouillard, sans vent qui le ranime
Se refroidissait, morne et lentement détruit.

— N'abandonnerais-tu pas tes yeux, pour ne plus voir le monde ? s'interrompit-elle.

— C'est ce qu'ils font, n'est-ce pas ? Avec les tubes à la place des yeux, ils ne voient plus. Ils préfèrent oublier ce qui les entoure.

— C'est une façon de vivre.

— Ce n'est pas ce que je veux.

— Mais tu ne sais pas ce que tu veux, Alice.

Retenez de ma vie ce qui causa ma perte
Mon espoir évanoui, ma demeure déserte

— Elle n'est pas déserte, rétorqua Alice.

— Bien sûr que si. Tu es seule, en réalité, tu en souffres et il n'y a nulle part où tu peux aller.

— Il y a une porte de sortie.

— Mais tu n'en as pas la clé. Ce n'est donc pas plus une porte qu'un mur.

Car on ne peut pas être, aimer, vivre hors du temps
Je suis la flamme éteinte, après moi le néant.

Les plantes rachitiques du jardin frémirent autour d'elle. Les rares fleurs se fermèrent de peur.

Après moi le néant.

— Rapproche-toi, que je te voie mieux, mon enfant.

Alice s'approcha de la Lune.

— Encore, dit la Lune.

— Qu'as-tu besoin de voir ?

— Arrête de poser des questions. Le monde n'est pas là pour que tu le comprennes.

Alice avança jusqu'au rebord, sur lequel elle posa les pieds, en équilibre.

— Avance encore, dit la Lune.

— Je vais tomber, rétorqua-t-elle.

Elle ne voyait pas ce qui l'attendrait alors. Une immense étendue, un océan de matière noire où grouillaient les fantômes de monstres océaniques.

— Et alors ? C'est une manière comme une autre de sortir de cette maison. C'est ce que tu veux, n'est-ce pas ?

Alice nia de la tête. Elle fit un pas en arrière, avant d'être saisie par une voix patibulaire derrière elle.

— Feu sur l'astre maudit !

Le Président émergea des fourrés, casque sur la tête écrasant sa perruque. À son doigt pointé, une escadre de drones traversa le ciel.

— Si vous n'arrivez pas à toucher la Lune, au moins nous aurons les étoiles ! »

Alice se cacha au milieu des fougères. La Lune lui faisait une moue étrange ; puis un obus énorme s'écrasa dans son œil et ses sourcils se froncèrent.

La jeune fille s'enfuit par une porte discrète.


***


Il faisait de plus en plus sombre à l'intérieur de la maison, de plus en plus froid. Au milieu de l'atrium, entre deux rosiers devenus ronces, Sésame s'était planté. Il était entré d'une dizaine de centimètres dans la terre, ses ailes ouvertes mais statufiées. Des lierres jaillis du sol l'enserraient et l'absorbaient.

« Tu avais raison, souffla-t-il lorsqu'elle passa près de lui.

— Que fais-tu ici ?

— Je n'arrive plus à être un élément. Le monde n'a jamais eu de place pour moi. Je ne peux que disparaître.

— Ce n'est pas vrai, le défendit Alice.

— J'ai même déjà disparu.

— Ce n'est pas vrai, répéta-t-elle.

— Je suis une vieille boîte à musique posée sur l'étagère de ta chambre. Tu me connais par cœur, et pourtant tu m'oublies. Chanterais-je encore que tu te souviendrais de moi, pourtant je ne t'appartiens pas comme une chose stable et vraie. Je vis pour être oublié. J'appartiens au monde qui s'efface. Je n'ai pas de place dans le futur. Après moi, le néant.

— Sésame...

— Tu dois sortir de ce labyrinthe, Alice. Sans quoi tu auras le même destin que tes souvenirs.

Sésame essaya de bouger ses ailes, mais elles étaient rouillées, et se détachèrent de son corps. Sa déchéance était à l'image du reste de la maison. Car les vitres qui donnaient sur l'atrium étaient sales et brisées, les carreaux du sol fendus, les boiseries vermoulues, les lampes faiblissantes.

— Qu'y a-t-il à l'extérieur de cette maison ? dit Sésame.

— Le monde, répliqua automatiquement Alice.

— C'est exact. Le monde.

— Ne m'abandonne pas, dit-elle. Ne me laisse pas seule ici.

— Tu as toujours été seule ici, Alice. »

Ses tubes oculaires tombèrent, poussés par des fleurs qui croissaient dans ses orbites. Il se tut définitivement. Alice s'écarta de la statue et chercha une issue.

Dans les couloirs où elle marchait, l'obscurité semblait la poursuivre. Et comme les lampes s'éteignaient l'une après l'autre, derrière elle, le cube la suivait à un rythme poussif.

« Que cherches-tu à fuir ? dit le cube.

Sa voix chuintait comme la litanie d'un saxophone désaccordé.

— Vas-t'en. Je ne veux pas de toi.

— Ta maison s'effondre, Alice. Tu ne peux pas en sortir. Et je suis la seule chose qui peut te protéger. Je suis pour te protéger.

— Je n'en ai pas besoin.

— Tu veux vivre, Alice, et tu veux échapper au néant. Dans mon univers, tu seras comblée. Nous construirons une nouvelle maison ensemble, où tu pourras passer des jours heureux, comme ici. Nous ne laisserons personne nous dicter notre conduite. C'est le seul monde sur lequel tu as prise, Alice, c'est toi.

— Mais je veux voir le monde, répliqua Alice. Le vrai.

— Il n'y a pas de vrai monde, dit le cube, excédé. Et de toute façon, il est idiot. Il ne veut pas de toi. Il ne te mérite pas. Je suis le seul à te mériter. Tu es la seule à te mériter.

— Tu me fais peur, dit Alice.

— Ah, je te fais peur ? Cesse donc de fuir, pour commencer. Rejoins-moi. Rentre. Rejoins-toi.

— Est-ce que je pourrai sortir de nouveau ?

— Qu'est-ce que cela change ? Tu ne voudras pas sortir. Ici, tu ne connaîtras ni le froid, ni la faim, ni le malheur. Le monde, celui que tu imagines autour de cette maison qui part en ruines, ne peut pas te promettre mieux. C'est un monde qui n'existe que pour te faire souffrir. Où tout ce qui t'es cher finit par t'être enlevé. Rejoins-moi, Alice.

— Je ne veux pas de ton pays des merveilles.

— Pourquoi ? susurra le cube. Pourquoi refuserais-tu ? Que peut te proposer le monde que tu désires encore, que je ne peux t'offrir ? Regarde bien, Alice. Réfléchis bien. Aie confiance. »

Elle ouvrit une porte au hasard.

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(1) Victor Hugo, la Fin de Satan

Le chant des ombresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant