Preuve d'existence

45 9 32
                                    



Akin retourna en direction du café. Il traversa la place en ligne droite ; c'était une simple étendue de bitume entourée de lampadaires. Il y aurait bien vu une fontaine, à tout le moins un bassin, pour casser un peu la monotonie.

Comme tout à l'heure, il n'y avait là qu'une seule personne. Le docteur, en chemise à carreaux – la redingote était accrochée au portemanteau – avait gardé ses lunettes en fausse écaille. Un début de calvitie faisait apparaître le sommet de son crâne rougeaud.

« Vous êtes là, dit-il.

Il tourna vers lui son nez crochu.

— La radio a-t-elle annoncé quelque chose ?

— Cela ne devrait plus tarder.

Akin remarqua un livre posé sur le comptoir. La Dynamique des États transitoires. Le titre lui disait quelque chose.

— C'est la fin du monde, dit le docteur.

— Pardon ?

— C'est pour bientôt. La pire fin qui soit. Personne ne s'en rendra compte, les choses disparaîtront simplement. Après nous, il n'y aura que le néant.

— Ce n'est pas une si mauvaise manière de finir, dit Akin.

— Pourtant, Dieu est censé avoir un plan.

— Vous croyez toujours que c'est une guerre ? Que des ennemis nous ont frappé à coups d'armes neurologiques ?

— Je n'ai jamais dit ça, siffla le docteur. Non, il ne s'agit pas d'une guerre. Simplement de notre fin. Nous avons échoué quelque part, je pense. Nous avons perdu quelque chose, vous et moi, et tous les autres ; quelque chose que nous devions chérir, quelque chose de très important. Et je ne sais pas ce que nous en avons fait.

Le docteur tourna sa tête vers Akin et reconnut le livre dans sa main. Ses yeux s'agrandirent et son visage se révulsa.

— Donnez-moi ça ! Beugla-t-il.

Il se leva, abandonnant la radio, d'un pas presque mécanique et rempli de tics. Ses mains tremblaient.

— Donnez-moi ce livre !

— Pourquoi ?

— C'est dedans ! Ce que nous avons perdu est dedans ! Notre sauvetage à nous tous !

— Vous m'inquiétez, dit Akin. Je pensais que vous étiez un homme raisonnable.

— Donnez-moi ça !

Il répéta son injonction ; sa voix perdit son timbre et devint rauque, puis un cri d'animal ôté de sa substance. Il se recroquevilla sur lui-même et se mit à marcher à quatre pattes, comme un singe ou une araignée. De la bave coulait à la commissure de ses lèvres.

Il n'était pas bien grand et pas très fort. Akin garda la livre contre lui, puis projeta le docteur à l'extérieur d'un coup de pied. Là, il finirait par se calmer.

Il se sentait fatigué. Il avait du mal à concentrer, comme si des mots ou des pensées disparaissaient de son esprit ; qu'il s'efforçait de les remplacer, sans grand succès. La radio continuait de ronronner, puis les programmes s'arrêtèrent d'un coup et une voix paniquée déclama :

Ceci est un message de la plus haute importance ! La fin du monde est en train d'avoir lieu ! Sauvez-vous ! Protégez-vous ! Gardez à l'esprit tout ce qui vous semble important ! Nous ne nous laisserons pas faire ! Nous ne nous ferons pas avoir ! Nous refuserons de nous laisser simplement disparaître ! Nous ne disparaîtrons pas ! Souvenez-vous de votre nom !

Mon nom n'a aucune importance, se dit Akin.

La solution se trouve dans le livre ! ajouta la voix. La Dynamique des États transitoires ! Il s'agit du tout dernier livre ! Lui seul peut encore nous sauver !

Akin regarda autour de lui. Sans doute avait-il déjà tenu ce livre en main. Le titre lui disait quelque chose. Mais il ne le possédait plus, en tout cas. Il avait dû le perdre sur son chemin. Quel titre étrange, se dit-il. Vraisemblablement, encore un ouvrage de poésie, ou une fable surréaliste à prendre au second, voire au troisième degré. Rien dont il avait présentement envie. Il voulait simplement un peu de calme et de tranquillité, que le bourdonnement dans sa tête cesse ; que ses pensées ne s'agitent plus.

L'air frais lui ferait-il du bien ? Il sortit.

Il lui semblait que quelque chose aurait dû se trouver dans le ciel, pour contrebalancer ce sol uniforme et plat, éviter de confondre le haut et le bas. Il cligna des yeux. Une douce obscurité descendait lentement sur le monde.

Il n'était peut-être pas venu ici seul. Cette hypothèse lui semblait cohérente. Une piste ténue qui se formait devant lui. Quelque chose avait disparu, quelque chose de très important ; toute l'histoire humaine pour aboutir à cette question ultime, sur laquelle le monde tenait en équilibre jusqu'à sombrer aujourd'hui. Qu'avait-il oublié ? Qu'avaient-ils oublié ?

Il ne restait que quelques pas avant la disparition. Il savait comment cela se ferait. D'abord, il perdrait le langage, de diverses façons sons sons. Sa pensée se dis loque raie en terres me dés nuées deux sang il ne saurait plus ni arrêter ni une phrase commencer ordonner ni pensées ses fil le. Les derniers mots maux mots se répéteraient comme un écho eaux eaux. Puis il n'y aurait plus de du tout.

Il aurait CHAUD puis FAIM puis FROID puis SOIF puis COLÈRE puis TRISTESSE puis MAL. Son esprit serait l'émotion et la sensation, sur laquelle il n'aurait plus de prise ; son univers se réduirait jusqu'à l'exacte limite de son corps. Puis il rétrécirait encore et il disparaîtrait sans savoir et sans lutter. Ce ne serait pas une mort. Celle-ci avait renoncé depuis longtemps.

A-t-on vraiment la preuve que tout ceci a vraiment existé ? Se dit-il.

La question ne se posait plus pour ce qui avait été, et dont il n'avait aucun souvenir. La question ne se poserait pas pour lui, car après lui, ce serait le néant.

Il se mit en chemin.


***


Pressentant le danger, le ver quitta sa loge,
Déçu, furieux, d'un tour j'avançai mon horloge.
Tiens ! Je t'invite donc à souper au banquet,
En noble compagnie : qu'entrent tous tes regrets !

Chante, noble seigneur, danse, mange, festoie,
Avec tes vies perdues, mais surtout : souviens-toi !

Je le crus voir périr, mais l'homme s'échappa.
Alors j'avançai l'heure. Il ne survivrait pas !


Vaste, j'entrebâillai la gueule de l'oubli.
De ce gouffre infini montait un chant funèbre.
Les voix disaient : ce monde est promis aux ténèbres,
Ainsi juge le Temps, seul maître de vos vies.

La tempête avala la Terre ; les étoiles
Succombèrent dès l'aube à l'assaut infernal.

Penseur ? Tes théories ne t'ont pas établi !
Empereur ? Tes châteaux ont été démolis !
Poète ? Un imbécile a brûlé tes sonnets !
Physicien ? L'univers vient de s'évaporer !

Tu ne peux résister encore, pauvre bête,
Soumets-toi, cesse, abdique à ma vaste conquête.
Ma victoire s'avance avec le métronome,
Et toi, petit, qu'es-tu ? L'infime dernier Homme.


----------------------

Bonjour, bonsoir.

Ce préquel se termine. Si vous en avez aimé la construction, et si vous avez envie de savoir ce qu'il arrive à Akin... une solution est d'ouvrir Le Dernier Homme :

- en version originale, donc en prose

- ou en version poétique, avec des contraintes métriques

Merci !

CN

Le chant des ombresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant