Note : ceci est donc le titre de l'histoire, dont la première partie est :
La maladie de l'oubli.
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Akin poussa la porte du café-bar-tabac local, seul endroit qui semblait encore habité d'un relent d'activité.
Le comptoir était vide. Deux hommes jouaient aux cartes dans une alcôve, attablés autour d'une radio qui diffusait le commentaire d'un match sportif.
Akin se racla la gorge, puis vit les regards converger vers lui.
« Excusez-moi...
Un des deux hommes, pas très pressé, se rendit jusqu'au comptoir. Il portait une chemise à carreaux d'un autre âge et des lunettes de fausse écaille. Un début de calvitie avait emporté une partie de ses cheveux. Il posa sur le comptoir ses grosses mains un peu poussiéreuses.
— Qu'est-ce que vous voulez ? Demanda-t-il.
Akin regarda derrière lui, par la porte vitrée encore ouverte. Il essaya de dire quelque chose, mais les explications ne lui vinrent pas. Il chercha dans la poche de son jean, puis dans celle de son manteau. Il n'en tira qu'un tout petit live de poche, à couverture blanche, titré « La Dynamique des États transitoires ».
— Je... j'ai perdu mon portefeuille, se rendit-il compte.
L'homme semblait avoir terminé de le jauger, et son jugement devait être positif, car il s'exclama d'un ton un peu bourru :
— C'est rien. Vous le retrouverez sans doute. Je vous sers quelque chose, aux frais de la maison. Café ?
Akin acquiesça, un peu surpris.
— J'ai oublié quelque chose dehors, se rendit-il compte.
Avait-il laissé un parapluie ? Non, il ne pleuvait pas. Était-il arrivé en vélo ? Plus probable. Il fallait penser à l'attacher. Et son portefeuille ? Où étaient ses papiers, son argent ?
Une série de petits commerces se déroulait autour d'une fontaine où un poisson crachait en permanence un jet d'eau vers le ciel. Des bancs de fonte plantés dans les pavés, à l'ombre de généreux platanes, formaient eux aussi un cercle. Il y avait là au moins un cordonnier, un serrurier, un plombier, une boulangerie, un luthier, et pour finir le café où il se trouvait.
Un silence pesait sur la rue ; toute vie avait déserté l'espace public, comme la veille d'une guerre ou d'un orage.
Akin chercha du regard ; mais ni vélo, ni automobile, ni parapluie n'avait été oublié à l'extérieur. Une rafale de vent le rabattit en arrière et claqua la porte sur lui.
— Vous allez bien ? Demanda le propriétaire du café.
— Excusez-moi, je crois...
Il posa ses coudes sur le comptoir et mit son menton entre ses mains. Un café-crème fumant l'attendait déjà là, accompagné du journal du jour – une bien aimable attention, mais il avait de plus en plus mal à la tête et ne se sentait pas capable de lire.
Détends-toi, se dit-il. Ne te tracasse pas. Cela va te revenir.
— Le café, commenta l'homme qui semblait deviner sa lutte intérieure, c'est bon pour mettre les idées claires.
Akin s'en saisit et le but d'une traite.
— Je vous revaudrai ça.
— Il y en a par ici qui me doivent beaucoup plus qu'un café. Je peux bien me permettre de vous l'offrir.
— Quels sont les symptômes ? Lança une voix perçante.
Le deuxième occupant des lieux était resté attablé dans le fond de la pièce, lui aussi plongé dans la lecture d'un journal. Il portait une redingote noire un peu usée et des chaussures de marque bien entretenues. Un nez crochu jaillissait de sa face rougeaude ; un appendice que l'on aurait dit conçu comme un détecteur, une sonde précédant le reste de son corps.
— Que voulez-vous dire ?
— Les symptômes, répéta-t-il, passablement exacerbé. Quels sont vos symptômes.
— Je vous ai bien compris, reprit Akin, mais de quel genre de...
— Perte de mémoire ? Difficulté de concentration ? Faux souvenirs ? Vous êtes atteint de la maladie de l'oubli, monsieur. Vous êtes sans doute à un stade aussi avancé que nous.
Silencieux, Akin attendit des explications qui ne vinrent qu'au compte-gouttes.
— Nous sommes prisonniers de ce village, détailla l'homme. Ils ne le disent pas dans le journal, ils ne le disent pas encore à la radio, mais notre pays a été la cible d'une attaque sans précédent. Nos ennemis ont fait usage de ce que je pense être un agent chimique hautement psychotrope et destructeur pour les connexions synaptiques. Un inhibiteur de l'acétylcholine me semble vraisemblable. Les symptômes sont : perte de mémoire, difficulté à se concentrer, faux souvenirs, parfois hallucinations.
— Ça s'appelle la fatigue, dit le gérant du café. Calmez-vous un peu, docteur.
— Lorsqu'il l'annonceront à la radio, reprit le docteur, il sera déjà trop tard. Aucune riposte ne pourra avoir lieu. Nous ne saurons déjà plus qui nous sommes, où nous sommes et ce que nous faisons.
— Ça va, docteur, arrêtez un peu avec votre charabia. Vous aussi vous devriez dormir. Vous êtes nerveux.
— Il est normal que je sois nerveux. Les ennemis de l'État nous ont déjà frappés et nous n'en avons pas conscience.
— Si nous n'en avions pas conscience, demanda Akin, comment le sauriez-vous ?
— On refuse toujours de voir les symptômes. C'est une stratégie classique de défense opérée par l'esprit ; on croit toujours qu'il y a quelque chose de plus important à faire dans la minute. Foutaises. Je vais rester ici, croyez-moi, je ne lâcherai pas cette radio tant qu'ils n'auront pas fait l'annonce ; et quand ils l'auront faite, je me mettrai à la disposition des autorités pour préparer notre riposte. Nos ennemis seront frappés eux aussi de l'oubli. Il y a un livre dans votre poche, monsieur, je l'ai vu ; dites-moi quel est son titre.
Akin sentit son mal de tête revenir ; le café n'avait guère aidé. Il chercha le livre, le trouva finalement sur le comptoir.
— La Dynamique des États transitoires, lut-il.
— L'avez-vous lu ?
— Je ne pense pas.
— Vous ne vous en souvenez pas, n'est-ce pas ?
— Je me souviens certainement du contenu. Je verrai bien.
— Non ! Glapit le docteur. Ne le touchez pas ! Ne l'ouvrez pas !
Il venait de désigner Akin de sa canne à pommeau. Loin de prendre au sérieux la menace que cela représentait, le jeune homme fut néanmoins intrigué par la réaction démesurée.
— Si vous l'ouvrez, expliqua l'homme à la redingote, si vous posez vos yeux sur ces mots, ils reviendront dans votre cerveau et vous aurez la certitude de les avoir déjà lus. Vous vous persuaderez de tout déjà connaître, quand bien même vous l'avez totalement oublié en réalité. Vous ne pouvez pas faire confiance à vos souvenirs. Vous ne pouvez pas faire confiance à vos certitudes.
— À qui puise-je faire confiance, alors ?
— À rien. Même pas à moi. C'est pour cela que la maladie de l'oubli est l'arme ultime. »
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Le chant des ombres
Storie breviAlice voudrait bien sortir de cette grande maison où elle a toujours vécu ; mais elle n'a pas encore retrouvé la clé. Chacun à sa manière tente de lui proposer une alternative : cesser de voir, de penser, de vivre. Depuis quelques temps, le cube est...