Le miroir

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Il n'y avait rien dans la pièce. Rien que les décombres d'une bibliothèque dont tous les livres se perdaient dans un vent de cendres.

Des contes.

Alice saisit des couvertures épargnées, déchiffra des titres, reconnut des personnages sur les couvertures. Ils semblaient heureux, des enfants, des animaux parlants. Les mondes fantastiques que l'on imagine lorsqu'on ne sait encore rien du monde.

Elle avança jusqu'à une statue. On aurait dit une fillette endormie au milieu des livres. Elle était sans visage, étrangement dessinée ; son corps une chrysalide de tiges de pierre, au milieu de laquelle se trouvait un cœur de jade. Elle avait déjà vu un oiseau dans une cage, ainsi sculpté, dans un seul bloc.

À côté d'une main tombée au sol, une boîte d'allumettes et une bougie posée sur une assiette de laiton. Alice l'alluma et traversa les profondeurs de la bibliothèque.

Elle reconnut le miroir au reflet de la bougie. Celle-ci flottait dans l'air, comme portée par un fantôme.

« Bonsoir, Alice, dit le miroir.

— Pourquoi le monde tombe-t-il en poussière ? demanda-t-elle.

— Parce que le monde est fait de poussière. Peut-être ne t'en rends-tu compte que maintenant.

Elle agita la bougie devant elle, cherchant dans le mystère du miroir, mais il n'était rien qu'une surface plane et sans vie.

— Tu es la plus belle, Alice, dit le miroir. Sans conteste.

— Pourquoi me dis-tu cela ?

— Parce que je t'aime, Alice. On dirait que tu ne le comprends pas.

— Qui es-tu ?

— Je te l'ai dit. Je suis toi. Nous le sommes tous.

Énervée par ses paroles énigmatiques, elle décida de le pousser à bout :

— Pourquoi ? Pourquoi es-tu moi ? Pourquoi est-ce que tu me parles ?

— Je suis toi, parce que je ne suis qu'un miroir. Et je te parle pour te convaincre. Aime-toi, Alice.

— Je vais pouvoir sortir d'ici ?

— C'est toi qui as la clé.

Au début, elle croyait percevoir de la froideur dans la voix du miroir. Mais celle-ci était douce, rassurante.

— Je ne suis pas froid, rétorqua le miroir, qui lisait ses propres pensées. C'est toi, Alice. Tu as peur de ce que tu ressens. C'est tout à fait normal.

Tu nages dans un océan d'eau claire. La surface se rapproche. L'eau est dangereuse, car elle pourrait t'étouffer ; tu sais que si tu restes trop longtemps dans l'eau tu te noieras. Tu sais que tu ne peux pas rester trop longtemps dans l'eau. Mais tu ne sais pas exactement quand. Tu lèves les yeux vers la surface ; tu vois des couleurs et de la lumière mouvante, et derrière, peut-être, un monde tout entier sous un ciel bleu, un air que tu pourrais respirer et dans lequel tu pourrais vivre. Mais l'océan te protège encore, et la liberté que tu sens à ta portée, qui t'es promise, tu en as peur. Tu as peur de la morsure du froid, tu as peur de la brûlure du Soleil. Tu as peur que la surface ne vale pas ce que les profondeurs t'offrent encore, et te promettent encore, pour quelque temps. Pour un temps que tu voudrais voir s'arrêter.

— Je n'ai pas peur, rétorqua Alice.

— Alors, pourquoi trembles-tu ? »

Elle essaya de répliquer quelque chose mais n'y parvint pas. Le miroir s'était tu ; elle passa au travers comme on passe une porte, comme elle l'avait déjà fait.


***


Seul dans la pièce, le Président leva les bras et ôta son immense manteau noir.

C'était comme un glissement de terrain, emportant avec lui forêt et villages, dévoilant un sol rocheux bardé de cicatrices. Avec le tissu noir luisant coula la perruque poudrée, puis la peau du visage, peut-être toute la tête, les bras eux aussi. Les épaules s'affaissèrent, ou plutôt apparurent, frêles et misérables.

Le Président devint un homme minuscule et rachitique. Il décrocha les échasses qui grandissaient ses jambes et faillit se prendre les pieds dans le manteau vivant, qui gesticulait par terre comme un poisson tout juste pêché. Les grandes mains attachées à leurs manches étaient encore parcourues de tremblements réflexes, la fausse tête tombée vers Alice regardait celle-ci en ouvrant la bouche par moments, sans émettre de son.

Le petit être chauve, voûté et ridé, se tourna vers Alice, dont il venait de remarquer la présence. Il avait deux tubes oculaires à la place des yeux, comme tout dans la maison. Son visage fripé comme un pruneau se déforma en surprise, et il toussota des exclamations :

« Non ! Pas vous ! Pas ici !

Il chercha du secours auprès de la pelisse vivante étalée au sol comme une nappe de pétrole, mais fut incapable de retrouver les manches, la tête ; il trébucha de nouveau et se retrouva assis dans la mélasse, les bras ballants.

— Je ne comprends pas, dit-il.

— Moi non plus, dit Alice.

Derrière lui, entre deux carabines de collection, une petite clé en or était suspendue au mur. Alice s'avança pour la saisir. L'homme essaya de se lever pour l'en empêcher, avec de petits cris, mais il glissait sur son manteau.

— Non, dit-il, s'il vous plaît... Alice...

Elle avait maintenant la clé en main et la serrait si fort qu'elle l'aurait tordue.

— Pensez... pensez aux Snarks.

Il renifla bruyamment.

— Savez-vous ce qu'est un Snark ? demanda-t-elle.

— Non... enfin, je ne sais pas...

— En avez-vous déjà vu ?

— Non, mais... ils sont partout... ils vous contrôlent... vous ne devez pas vous laissez faire...

— Je crois bien qu'il n'y en a pas, dit Alice.

— C'est faux ! couina-t-il.

— Il n'y en a pas, répéta-t-elle.

— C'est faux !

Il se recroquevilla, évitant son regard.

— Certains animaux ont peur de leur reflet dans le miroir, dit Alice. Vous, vous êtes comme ça. Vous avez peur de vous voir dans un miroir, de voir ce que vous êtes. Les miroirs sont les seuls qui ne mentent pas.

— S'il vous plaît, allez-vous en... murmura-t-il, caché derrière plusieurs couches de manteau.

— Ce n'est pas grave. Adieu.

— Je ne veux pas... »

Il pleurait encore lorsqu'elle partit.

Le chant des ombresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant