La valse des regrets

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Last thing I remember, I was
Running for the door
I had to find the passage back to the place I was before
Relax, said the night man
We are programmed to receive
You can check out any time you like
But you can never leave!

Non ! Rien de rien ...
Non ! Je ne regrette rien ...
Ni le bien, qu'on m'a fait
Ni le mal, tout ça m'est bien égal !


La porte du bureau était grande ouverte. Dans la lueur de l'unique lampe de chevet gisait Prospero, attablé, les mains encore agrippées aux touches de la machine à écrire. Il s'était arrêté en plein élan d'inspiration. Il n'avait eu que le temps d'inscrire le titre de son dernier poème, de celui qui parachèverait son œuvre et la résumerait.

La Dynamique des États Transitoires.

Cela devait vouloir dire quelque chose.

Le poète avait été frappé dans le dos, par surprise, et plutôt que de se défendre, il avait tenté de sauver son âme dans son texte – mais il était trop tard. Il avait échoué. Tout comme le scientifique dont la Théorie du Tout s'était terminée sur un doute.

Basile pensa à Sophia. Il la chercha dans le couloir, essayant toutes les portes de service fermées ou condamnées. Il descendit étage par étage, et termina au salon. Elle l'attendait debout, pieds nus, portant la même robe nacre, un coupe-papier dans la main.

Il n'y avait aucune hâte dans son geste, aucun regret, simplement une logique mécanique.

« Je vous attendais, dit-elle.

Ils s'assirent tous les deux. Basile ne savait plus s'il vivait un rêve ou un cauchemar, s'il était au paradis ou en enfer. Elle l'attirait toujours autant, malgré les traces de sang qui tachaient sa robe et les quelques gouttes qui s'étaient perdues sur son visage angélique. Mais le couteau dans sa main l'effrayait à raison. Il était très probablement sa prochaine victime.

— Qu'est-ce que vous avez fait ?

— La fin du monde.

Elle secoua la tête.

— Tout cet hôtel, et tous ceux qui y résident, redoutent une fin qui ne vient pas et dont ils ne veulent pas. Leurs vies sont déjà finies et ils refusent de le savoir. Chacun entretient comme il peut ses propres fantasmes, fait vivre ses propres rêves. Les jours se succèdent et se ressemblent ainsi. Vous avez vu Archibald ? Son rêve, c'était lui-même, c'était la gloire et le pouvoir qu'il n'a jamais eu. Vous avez vu le scientifique ? Lui voulait comprendre les ultimes secrets de l'univers, mais il s'agissait de problèmes insolubles. Quant à Prospero, il a toujours cru en son succès, en son œuvre, mais il n'avait pas encore d'œuvre. Il n'avait encore rien écrit, rien inventé, rien imaginé. Et puisque tous ces hommes ne voulaient ni vivre ni mourir, leur seule façon d'exister était cet entre-deux, ce perpétuel équilibre avant la fin, ce moment de plénitude que l'on regrette déjà en le voyant se terminer. Le dernier moment avant la fin du monde. Le dernier coup de l'horloge avant la mort.

Elle versait maintenant des larmes, que Basile regardait couler sans rien faire.

— Et vous ? Dit-il.

— Je n'ai pas de chambre dans cet hôtel. Je suis votre fantasme.

— Pourquoi y mettre fin prématurément ? S'exclama-t-il. Si nous vivons le dernier moment avant la fin, pourquoi la précipiter ?

— Parce que tout ceci est un mensonge.

Elle se leva brusquement, et il fit de même, interdit. Elle avança jusqu'à lui et l'embrassa brièvement.

Le chant des ombresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant