Des espoirs perdus

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Disclaimers : l'origine à M. Matsumoto. La continuité à M. Aramaki. Et le reste à la légende.

Note de l'auteur : lorsque j'ai dit que j'utiliserai ce recueil pour parler de Kei, je ne pensais pas à cet aspect-là particulièrement, mais les associations d'idées ne se commandent pas. J'ai beau essayer de me tenir à l'écart de tous les tropes qui traînent, je n'y suis pas complètement imperméable non plus.

Chronologie : avant le film. Pas de date.

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Au début, elle n'y avait pas pris garde. Il y avait tant à découvrir, tant à apprendre, elle s'était investie avec une telle passion dans sa nouvelle vie qu'il ne lui restait que peu de moments de calme pour réfléchir au passé. Les journées s'écoulaient à toute vitesse, emplies d'exercices de manœuvre, de simulations de combat et de listes de caractéristiques techniques interminables à mémoriser. Le soir, épuisée, elle s'écroulait de fatigue sur son lit et s'endormait aussitôt d'un sommeil sans rêves.

Finalement, lorsqu'elle fut plus à l'aise dans son poste pour se permettre de, parfois, laisser ses pensées vagabonder, elle avait fait un rapide calcul. Deux fois. Puis elle était allée trouver Yattaran. Le colosse bedonnant était arrivé en même temps qu'elle. Elle avait besoin d'une confirmation.

— Yattaran... Depuis combien de temps sommes-nous ici ?
— Presque deux mois, pourquoi ?

Avec une pointe d'inquiétude, elle avait discrètement fait un test de grossesse. L'Arcadia prônait certes la liberté, mais elle doutait que le maigre équipage qui le composait accueille avec enthousiasme une femme enceinte. Ils étaient trop peu nombreux pour assurer le fonctionnement d'un vaisseau aussi grand, et ils comptaient sur elle pour faire sa part de travail. Elle n'avait pas le droit de se défausser à cause d'une grossesse.

Le test s'était révélé négatif. Heureusement, s'était-elle dit. Son retard ne devait être dû qu'au changement de son rythme de vie. À son activité incessante. Au stress. Ou alors... Elle s'était souvenue de l'aspect de l'Arcadia, de cette « matière noire » que le vaisseau crachait sans discontinuer et dont on retrouvait parfois des volutes dans les coursives.

Elle avait alors commencé à compter.

Vingt-huit jours.

À qui en parler ? Au capitaine ? À Mimay ? La Nibelungen était certainement bien loin de ces considérations féminines, quant au capitaine... Non, ce n'était définitivement pas le genre de sujet à aborder avec le capitaine, décida-t-elle.

Elle estima par ailleurs inutile d'embêter Yattaran ou n'importe quel autre des gars avec ça. Tout ce qu'elle risquait d'y gagner, c'était une blague salace. La promiscuité d'une vie en équipage générait déjà suffisamment de heurts pour qu'elle rajoute de quoi exciter ces imbéciles.

Cinquante-six jours.

La matière noire régénérait la matière. Elle l'avait constaté sur la coque externe du vaisseau après s'être sortie de son premier combat qui ne soit pas une simulation. Fascinée, elle avait observé le phénomène pendant des heures, le suivant avec une caméra autoportée, s'émerveillant de la reconstruction couche par couche des circuits, des gaines de protection, puis des multiples épaisseurs de blindage.

Quasi organique, avait-elle songé. Le mot l'avait ramené brutalement à la réalité. « La matière noire régénère la matière. » C'était la seule explication que le capitaine avait daigné leur donner. Elle avait compris : « la matière du vaisseau ». Mais cela affectait-il également l'équipage ?

Quatre-vingt-quatre jours.

Avec fébrilité, elle avait tenté de percer à jour les secrets du générateur de matière noire. Elle avait cherché des plans, de la documentation technique, elle avait harcelé Yattaran pour qu'il se penche sur le sujet. Elle n'avait rien trouvé. L'Arcadia se régénérait, son capitaine traversait le temps, et personne n'y comprenait rien.

Yattaran avait argué que, si la matière noire les régénérait eux aussi, ce ne pouvait être qu'une bonne nouvelle. L'hypothèse n'avait cependant jamais été vérifiée : l'Arcadia était puissant et son équipage, invaincu – et aucun des gars n'était encore assez fou pour rester sans réagir sous le feu ennemi jusqu'à ce que sa spatio-armure le lâche.

Elle avait donc fini par éprouver sa théorie elle-même, un soir, seule dans sa cabine. Une pleine bouteille d'alcool de contrebande, un poignard aiguisé, une entaille de vingt centimètres sur l'avant-bras.

Au matin, la blessure avait disparu.

Quatre-vingt-dix-neuf jours.

Elle avait renoncé à son décompte au bout de cent jours. Il fallait s'y résoudre, elle n'était plus réglée. Et elle était incapable de savoir si les radiations de matière noire avaient causé des dommages internes ou généré une... reconstruction.

Elle ne parvenait pas à décider quelle option était la pire.

Cent jours, cent jours, cent jours...

Chaque matin était identique au précédent.

Son temps semblait s'être arrêté au moment où elle avait embarqué sur l'Arcadia. Des gens allaient et venaient, l'équipage se renouvelait, elle restait. Elle avait peiné à croire Yattaran lorsqu'il était revenu d'une mission d'infiltration sur une planète de la Bordure.

— Combien de temps ? lui avait-il demandé. Vas-y, essaie de deviner ! Dis un chiffre !

Des années. Des années et elle n'avait pas changé. Jeune pour l'éternité, à la poursuite d'une utopie.

Il avait fallu qu'elle se rende à son tour en ville, qu'elle voie les bulletins d'informations publics, qu'elle achète un holo-journal, puis, en désespoir de cause, qu'elle interroge les passants, pour enfin accepter la réalité.

Plus tard, dans sa chambre, elle avait pleuré.

Puis elle s'était forcée à se calmer, à sourire, à sortir et à rejoindre le mess, où elle écouterait les gars se vanter de leurs prouesses sexuelles et où elle mettrait au tapis quiconque l'approcherait d'un peu trop près.

Peut-être n'était-ce pas irréversible, se convainquit-elle. Peut-être son corps était-il préservé tant qu'elle était à bord, et que le temps reprendrait son cours lorsqu'elle déciderait de suivre son propre chemin. Peut-être l'avenir lui donnerait-il l'opportunité de se poser quelque part, d'aimer et d'être aimée, de connaître la paix et de voir grandir une ribambelle d'enfants. Peut-être même seraient-ils les siens.

Peut-être.

Si tel n'était pas le cas, la liberté valait-elle ce sacrifice ?


2013Où les histoires vivent. Découvrez maintenant