Le vélo

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Je me suis posé sur un banc, dans un parc que j'ai trouvé sympa. J'ai sorti mon exemplaire légèrement abîmé et corné à toutes les pages du Journal d'Anne Frank.
C'est une belle journée. Plutôt un bon début pour un mois d'avril. Je n'irais pas jusqu'à dire qu'il fait chaud, mais il fait assez bon pour se poser sur un banc dans un parc qu'on a trouvé sympa.

Étrangement, je n'arrive pas à me concentrer. J'enchaîne les mots sans les comprendre. Décidément, je n'arriverais jamais à le relire, ce livre.
Je le pose à côté de moi, profitant de l'espace autour de moi.
Tout est calme et bien comme il faut.

                            ***

J'ai récupéré mon vélo. Je m'aventure maintenant dans la ville. Je passe le temps, je n'ai rien à faire. J'entre dans cette rue, je sors par une autre.
Je regarde autour de moi, mais rien ne se passe.
Je commence à me demander si tout n'est pas mis en ordre exprès pour que je m'ennuie. Ou alors c'est moi, plus rien ne m'étonne.
Des nuages commencent à recouvrir le soleil. Je viens de me rendre compte que ça fait trois fois que je passe devant la même pharmacie.

Je reprends la direction qui mène chez moi. J'accélère et prend de la vitesse, je pédale à toute allure. Les formes autour de moi sont indistinctes, elles ne sont qu'un mélange de couleurs vagues, très vagues.
Le vent pousse mes cheveux en arrière et me fouette le visage, même plus besoin de pédaler, les roues tournent à une telle vitesse que je n'ai plus qu'à me laisser emporter. Est-ce que c'est ça la liberté ?

La réalité me revient rapidement aux yeux lorsque je vois que je suis déjà dans ma rue. Cette bonne vieille rue. Celle qui m'a vue grandir. Le sol doit se souvenir encore de toutes ces fois où je me suis écorché les genoux. C'est ici
que j'ai appris à faire du vélo. Avec petites roues, sans petites roues. C'était le temps où on jouait encore avec un ballon ou une corde à sauter. Le temps où on croyait encore au père Noël, qu'on faisait une belle liste avec les jouets découpés dans des magazines. Je me sens légèrement nostalgique, tout à coup.

Mon subconscient me projette une image du Ulysse d'il y a quelques années. Il roule à côté de moi. Il a l'air mal assuré, ses petits poings sont serrés sur le guidon. J'ai vraiment été aussi petit ?
Il me regarde et sourit. Il lui manque les deux dents de devant. Ses lunettes sont de travers. Il est complètement décoiffé. Aucun doute, c'est bien moi.
Son vélo est rouge, comme celui que j'ai aujourd'hui. Je crois que le rouge a toujours été ma couleur préférée.

Petit Ulysse s'efface de mon esprit quand j'arrive à la maison. Maman se tient devant la porte.

- Bonne promenade ?

- Euh... Ouais. C'était sympa.

Je suis plutôt décontenancé de cette... cette quoi d'ailleurs ? C'était une genre d'hallucination ? Elle me regarde ranger mon vélo dans le garage et me suit du regard jusqu'à ce que je sois devant elle. Son regard perce le mien.

- Qu'est-ce qu'il y a ? je demande.

Elle sourit un peu et hausse les épaules avant de rentrer, faisant claquer ses talons. Les aiguilles de ma montre indiquent 18h00. J'ai l'impression que petit Ulysse m'a retenu plus longtemps que je ne l'aurais cru.

Papa et Calypso sont dans le salon, penchés sur la table basse. Ils sont en pleine partie d'échecs. Je m'assois à côté d'eux. Ils sont imperturbables. J'observe le jeu : je crois que c'est papa qui mène. Il lui a volé plus de pièces. C'est ça les règles, non ? J'ai jamais vraiment compris. On a beau eu m'expliquer cent fois le but, j'en ai jamais retenu l'intégralité. Je crois que tout ce qui a un rapport de près ou de loin à de la réflexion et des nombres, c'est pas pour moi. Par contre, si on me demande de lire un livre, d'en faire un résumé avec une interprétation puis un exposé avec l'utilisation des figures de style, là oui ! Ça c'est mon domaine. Le vilain petit canard, encore une fois.

Maman vient déposer des chips, des cacahuètes, des sandwiches et des soda sur la table basse. Papa joue son coup.

- Soirée cinéma, dit-elle en ayant remarquer mon état de stupeur.

Les soirées cinéma, on en fait quelques fois dans l'année. On est tous les quatre dans le canapé et on mange en regardant des tonnes et des tonnes de films. Généralement, quand on termine, le soleil est déjà levé. Et on dort toute la journée. Et on attends quelques mois pour recommencer.

J'adore les soirées cinéma. Parfois on se donne un thème : la dernière fois, c'était "films français". On en a regardé un qui parlait de la rafle du Vélodrome d'Hiver pendant la seconde guerre mondiale, c'était vraiment prenant.
Ou alors, une fois, c'était films d'horreur. Papa est resté toute la nuit sous la couverture, jetant un coup d'œil à la télé de temps en temps.

Papa et Calypso terminent leur partie, mais contrairement à ce que je pensais, c'est Callie qui a finalement eu le dernier mot avec son "échec et mat".
On cherche un film dans la galerie impressionnante que nous propose notre abonnement. Je supplie maman pour qu'on regarde Forrest Gump. C'est un de mes films préférés.
Elle finit par céder et c'est parti pour plus de deux heures avec Tom Hanks.

J'observe en coin les autres. Totalement plongés dans le film. Je me lance alors dans une imitation de Tom Hanks, connaissant toutes les répliques du film par cœur. Calypso éclate de rire.

- Ulysse ! Tu nous avait caché ton talent d'imitateur ! dit-elle, riant encore.

- Eh oui, je sais, et tu n'a encore rien vu, dis-je sans modestie.

Écran noir. Le générique de fin de Forrest Gump se lance, accompagné de la petite mélodie que je chantonne. On applaudit tous : encore un petit rituel de ces fameuses soirées sacrées.
Je commence à piocher dans les sandwiches.

- Bon, maintenant c'est moi qui choisis.

Papa se saisit de la télécommande et opte pour "Il faut sauver le soldat Ryan". Encore un film avec Tom Hanks. C'est dingue, on pourrait découvrir des tonnes de nouveaux films, mais non. Nous, on ne fait que répéter en boucle les classiques. Ce n'est pas pour me déplaire.

Étonnamment, papa se lance également dans une imitation. Je ne sais pas trop s'il est arrivé au résultat escompté, mais il m'a bien fait rire.

Générique de fin. Les bols ont bien baissé de volume. Maman choisit de regarder S.O.S Fantômes. Il faut que j'avoue qu'elle imite vraiment bien Egon Spengler.

Pour finir, Callie choisit Titanic. Je ne sais pas pourquoi, mais ça ne m'étonne absolument pas d'elle. Elle n'arrête pas de faire remarquer à tout le monde pendant tout le film à quel point Jack et Rose sont adorables ensembles.

Elle se prête également au jeu en imitant Rose avec sa voix de grand-mère à bout de souffle, assez ressemblant.
Tout le monde verse sa petite larme quand (attention spoiler, mais si vous n'avez toujours pas vu Titanic, foncez, parce que là ça devient urgent) Jack meurt. Même papa. On n'y peut rien, on est fragiles, c'est comme ça. Après s'être mouchés et avoir mangé les derniers chips, tout le monde monte au lit.

Trois "passe une bonne nuit" plus tard, me voilà dans mon lit. Je n'ai pas sommeil. Alors je m'invente une vie rêvée. Une vie où je pourrais explorer le monde grâce mon vélo qui vole, un peu comme dans E.T. Ça me fait penser qu'il faudra le regarder à la prochaine soirée cinéma.

Sans regretsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant